Depuis des siècles, les castors construisent leurs barrages de la même façon. Ils le font par instinct, non par intelligence. L’homme, par contre, a amélioré ses techniques de production au cours des siècles. |
Tout le monde a vu ou entendu parler des castors, des abeilles, des fourmis, des écureuils et d’autres animaux dont le savoir faire et le succès dans leur mode de vie paraissent remarquables.
Mais, si nous avions vécu il y a 10.000 ans, 50.000 ans, nous aurions vu les castors construire leurs barrages exactement comme aujourd’hui, avec la même somme de travail; les abeilles s’affairer aux fleurs, butiner comme aujourd’hui, pour se faire des réserves de miel. La même chose pour les autres animaux. Leurs réalisations peuvent être merveilleuses, mais pas plus qu’autrefois. Réussite, oui; mais progrès, non.
Il n’en est pas de même de l’homme. Depuis toujours, l’homme s’efforce de soulager son labeur, d’obtenir autant ou même davantage avec moins de travail, en moins de temps. Depuis des siècles, il a appris à se servir d’outils, à les perfectionner, à les combiner en machines de toutes sortes, de plus en plus ingénieuses. Il a appris à utiliser la force musculaire du cheval et d’autres animaux; à utiliser aussi la force de l’eau courante pour faire tourner ses meules, celle du vent pour actionner ses machines ou pour franchir les mers.
Mais, le progrès est surtout phénoménal depuis un peu moins de trois siècles, par la transformation de l’énergie de diverses sources pour l’appliquer de mille et mille façons avec de plus en plus de succès. L’énergie de la vapeur comprimée, celle de l’électricité, largement obtenue de la transformation des forces de l’eau tombante en pouvoir électrique; l’énergie des carburants, avec l’invention du moteur à combustion interne. Et nous arrivons maintenant à l’âge des ordinateurs et de la robotisation.
L’humanité, dans les pays évolués au moins, a ainsi passé de l’âge de l’outil à l’âge de la machine; puis de la mécanisation à la motorisation.
Jusqu’à tout récemment, cependant, les machines mues par de l’énergie extra humaine, tout en soulageant considérablement le travail de l’homme, nécessitaient tout de même sa présence et son action pour les conduire, les surveiller, contrôler leurs diverses opérations. Mais, voici que les applications d’une science nouvelle, l’électronique, font faire au progrès un bond de plus en avant, en introduisant des machines surveillantes pour contrôler elles-mêmes les machines productrices.
C’est l’ère de l’automation qui s’ouvre, qui est déjà ouverte, qui progresse à grands pas, pour donner congé à l’homme dans la production. L’automation absolue, ce serait la production totale sans le concours d’aucun employé. Il y en a déjà des exemples. L’automation progressive, c’est la production requérant de moins en moins d’employés.
Apportant le congé aux hommes, l’automation devrait être saluée comme une bénédiction. Et pourtant, elle est regardée avec appréhension dans le monde ouvrier. Des hommes publics, eux-mêmes, sont inquiets à la perspective des effets probables de l’automation sur la situation de l’emploi.
Pourquoi donc cet accueil froid, cette hostilité envers un progrès notoire dans le domaine de la production. En toute logique, n’est-ce pas le contraire qui devrait avoir lieu?
Voici un homme, appelons-le monsieur Laflamme. Monsieur Laflamme procure à sa femme une machine à laver automatique. Le lavage hebdomadaire ne prendra plus qu’un quart de journée au lieu d’une journée entière. Et quand madame a placé le linge dans le moulin, le savon dans le compartiment à cette fin, et qu’elle aura ouvert les deux robinets, l’amenée d’eau chaude et l’amenée d’eau froide, elle n’a plus qu’à laisser faire. L’automation va faire le reste. La machine passera d’elle-même du trempage au lavage, du lavage au rinçage, du rinçage à l’essorage, pour s’arrêter automatiquement lorsque le linge sera prêt à retirer du baquet.
Est-ce que madame va se désoler parce qu’elle a du temps à elle pour en disposer à son gré? Ou bien, son mari va-t-il, au nom de «l’embauchage intégral», lui chercher d’autre ouvrage pour remplacer celui dont elle est libérée? – Non, n’est-ce pas. Ni l’un ni l’autre ne peut être sot à ce point!
Pourquoi l’entrée de l’automation dans l’industrie n’est-elle pas reçue avec la même joie, avec les mêmes marques de reconnaissance que l’automation du lavage chez madame Laflamme?
Pourquoi? — Parce que le bon sens a encore sa place dans l’économie domestique, dans ce qui regarde les affaires de la maison; tandis que dans l’économie politique, dans ce qui regarde les affaires économiques de la société, c’est la sottise qui domine de plus en plus.
Oh! J’entends bien l’objection, on me dit: «Madame Laflamme peut bien se réjouir. Les appareils automatiques la soulagent et lui donnent des heures libres, mais ne la punissent pas. Tandis que l’automation punit ceux à qui elle donne congé. Pour les employés que l’automation remplace ce n’est pas un beau congé, c’est un congédiement. C’est le chômage avec la perte de salaire. Avec quoi vont-ils acheter du pain pour eux et pour leurs familles?»
C’est justement là que se manifeste la sottise du système. Les machines, l’automation, suppriment de l’emploi, tout en produisant autant ou même davantage. Et, on continue quand même à exiger que les hommes soient employés pour avoir droit aux produits.
C’est cette exigence-là, ce règlement-là, qui est en contradiction avec le progrès. D’un côté, par le progrès, on cherche à donner du temps libre aux hommes. D’un autre côté, en même temps, on veut que les hommes soient embauchés pour avoir de l’argent. Donc pour pouvoir vivre, car il faut payer les produits qu’on ne fait pas soi-même.
Que les produits soient faits par des hommes ou par des machines automatiques, ils sont là. Et ces produits sont faits pour satisfaire à des besoins. Il faut donc qu’ils aillent aux besoins. Si l’on veut que les produits atteignent leur fin, que les produits soient distribués, il faut donc distribuer de l’argent en rapport avec l’existence des produits, et non pas seulement en rapport avec l’existence de l’emploi.
Il faut que tous aient de l’argent, puisque tous ont des besoins. Tous, tous les individus, pas seulement ceux qui sont encore employés dans la production.
La sottise du système, c’est donc de vouloir continuer à lier la distribution d’argent à l’emploi seulement. Le système de distribution d’argent n’est pas en accord avec le progrès. On a fait des progrès immenses dans la production; on n’en a pas fait de correspondants dans le système financier. Le système producteur est moderne. Le système financier est archaïque, bon tout au plus pour une économie stable de castors, mais pas pour une économie progressive d’hommes.
Or, on continue de prêcher et de requérir l’embauchage intégral quand le progrès a pour but de libérer de l’embauchage.
Ce qu’il faut instituer c’est le revenu intégral, non pas l’embauchage intégral. Non pas le plein emploi, mais le plein pouvoir d’achat. Non pas de l’argent pour ceux qui sont employés seulement, mais de l’argent pour tout le monde. Non pas de l’emploi pour tout le monde, quand la production n’a pas besoin de tout le monde; mais de l’argent pour tout le monde, quand tout le monde a besoin d’argent pour vivre.
Oh! Il y en a qui sursautent à cette idée-là. Si tout le monde, employé ou non, a de l’argent pareil, disent-ils, qui donc voudra encore travailler?
La question est mal posée. Tant que l’automation n’a pas encore remplacé tout le monde, il n’est pas question que tout le monde ait le même revenu. Ceux qui travaillent ont toujours droit à une récompense pour leurs efforts. Cette récompense, leur salaire, en plus de ce que tous, eux comme les autres, devraient recevoir comme attitrés aux fruits du progrès.
Cela veut dire: distribution d’un dividende périodique à tous, plus les salaires continués aux employés. La somme des deux formant le pouvoir d’achat total à faire valoir sur la production totale. Cela, c’est la formule du Crédit Social. (Ne pas confondre le Crédit Social, doctrine, avec les partis politiques qui ont faussement porté ce nom.)
La partie du pouvoir d’achat en salaires serait distribuée comme aujourd’hui par les employeurs. La partie en dividendes serait distribuée par un organisme financier de crédit national représentant la société.
C’est la société qui distribuerait ainsi à tous ses membres le droit à une part des fruits du progrès. Et c’est juste, car le progrès n’est pas lié à l’embauchage. L’automation le prouve bien, puisqu’elle augmente la production tout en supprimant le besoin d’embauchage.
Le progrès est un bien commun. C’est le résultat de tout le savoir, de toutes les découvertes, de tous les perfectionnements accumulés au cours des générations et qui continuent à grossir et à se transmettre d’une génération à la suivante. C’est un héritage dont tous les vivants sont cohéritiers.
L’organisme financier national pourrait très bien être la Banque du Canada, ou bien, provincialement, un Crédit-Québec, un Crédit-Ontario, et ainsi pour les autres provinces.
Ce serait en accord parfait avec tout le progrès dans la production, quel que soit le degré auquel ce progrès parvienne.
Supposez un instant que toute la production du Canada soit faite par l’automation, avec seulement, disons, un homme employé à presser sur quelques boutons reliés aux machines électroniques. Voudrait-on encore que seul cet homme-là ait droit de recevoir de l’argent? Comment ferait-on pour permettre aux autres, aux millions non employés, de se procurer les produits pour vivre?
Il faudrait bien recourir à la méthode des dividendes. Distribution à tous d’une somme d’argent périodique leur permettant de choisir ce qui leur convient. Cet argent servirait ainsi à orienter la production presse-bouton, à lui commander des choses qui répondent à des besoins librement exprimés.
Une fois, le dividende utilisé, annulé comme pouvoir d’achat puisqu’il a accompli sa besogne, retournerait mourir à l’organisme financier social qui l’avait émis. Et l’opération recommencerait périodiquement. Ce qui n’empêcherait pas de donner en plus une récompense spéciale, même une belle récompense, à l’unique employé.
On n’en viendra jamais à ce point extrême évidemment. Mais on peut être à mi-chemin ou au quart du chemin ou même moins loin. La voie unique du salaire ne correspond déjà plus à la réalité du système producteur. Il faut déjà la double voie de distribution du pouvoir d’achat, salaire aux employés plus dividendes à tous.
Et plus le progrès, l’automation dispenserait de l’emploi, plus la part représentée par le dividende prendrait de place dans le total du pouvoir d’achat.
C’est en 1917 que l’ingénieur-économiste, Clifford Hugh Douglas, a conçu les principes du Crédit Social. Le premier ouvrage de Douglas sur le sujet fut publié au sortir de la première guerre mondiale, en 1919, sous le titre de «Démocratie économique». Son analyse de l’aspect financier du système économique, et ses propositions pour adapter la finance au réel, ont depuis pris le nom de Crédit Social.
Si l’on avait commencé alors à introduire le dividende à mesure du progrès, au lieu d’essayer la distribution par les salaires seulement, par des hausses successives de salaire ne pouvant jamais rejoindre les hausses successives des prix, on n’aurait pas eu une foule de conflits entre patrons et ouvriers. On aurait évité la hausse constante du coût de la vie, les dividendes n’entrant pas dans les prix de revient. Les salaires seraient restés au niveau de l’effort, et les dividendes, eux, auraient grossi avec le progrès.
Le total du revenu serait bien plus gros, au niveau du total de la capacité de production. Il n’y aurait personne dans la misère faute de pouvoir d’achat. Toutes les mesures socialistes de taxation, établies pour venir ‘boîteusement’ au secours de gens dénués de tout, tout cela aurait été inconnu, et le résultat infiniment meilleur. On aurait une économie en rapport avec les besoins humains de tous et avec la possibilité de les satisfaire de plus en plus.
Le refus du Crédit Social, par les hommes politiques, par les syndicats ouvriers et autres groupes, a coûté à l’humanité une foule de désordres, parmi lesquels on peut situer la grande crise d’avant-guerre, cette guerre mondiale elle-même, et de multiples autres crises et déchirements qui enveniment la vie, alors que les progrès matériels réalisés avec des possibilités de production agrandies devraient rendre la vie sereine et supprimer les soucis continuels du pain quotidien et favoriser les relations plus fraternelles entre les hommes.
Avec un dividende à tous, croissant au rythme du progrès, le progrès devient un bienfait pour tous. Sans le dividende, c’est la confusion, c’est la continuation des difficultés, des heurts, du chaos.