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Voilà vos femmes

Gilberte Côté-Mercier le jeudi, 01 juillet 1943. Dans Réflexions

Dans la ville de Québec, à la gare du Palais, tous les jours, trois fois par jour, un très long défilé de jeunes filles passent la barrière pour aller prendre le train. Et tous les jours, trois fois par jour, les mêmes jeunes filles, neuf heures après leur départ, descendent du même train qui revient.

Elles viennent de la capitale et des alen­tours. Et elles prennent le train spécial qui fait le voyage trois fois par jour de la capitale à Valcartier.

À Valcartier, il y a un arsenal où l'on tra­vaille jour et nuit. C'est là que vont nos jeu­nes filles.

Celles qui partent à 7.20 du matin, celles qui partent à 3.20 de l'après-midi, celles qui partent à 11.20 du soir s'en vont toutes à l'ar­senal pour y travailler 8 heures durant.

Il y en a qui partent à 11.20 du soir?

Oui, il y en a qui commencent à travailler à minuit et finissent à 8 heures du matin.

Des femmes?

Oui, des femmes, des jeunes filles frêles, les mères de demain.

* * *

Venez, vous les jeunes gens, venez un soir à onze heures, venez à la gare du Palais, ve­nez voir passer vos femmes.

Regardez-les. Elles sont alertes ce soir. Elles marchent d'un pas léger. C'est le matin pour elles. Un matin sombre puisqu'il fait noir. Mais, elles ont dormi toute la journée.

Pendant que le beau soleil de l'été mettait de la lumière et de la chaleur dans les muscles et les coeurs des êtres vivants, elles, mortes à la vie, étaient enfermées dans une chambre close pour refaire leurs forces. Et mainte­nant que la nuit est venue, leur journée à elles commence. Elles vivent comme des pauvres bêtes à qui la lumière fait mal. Elles sont condamnées à ne plus jamais voir le jour.

Oh! il y a bien encore en elles de la gaieté. Regardez-les, elles sont rieuses. Elles font contre mauvaise fortune bon coeur. Il faut bien qu'elles gagnent leur pain. On a si long­temps chômé chez elles qu'aujourd'hui, qu'on a une chance de faire un peu de cet argent si nécessaire, on en profite.

Elles vont gagner de l'argent. Et elles vont perdre leur vie et celle de la race.

Mais, oui, jeunes gens, ce sont vos femmes qui passent là. Voilà celles qui vous donne­ront des enfants, voilà celles qui porteront les hommes de la prochaine génération.

Jeunes gens, le coeur ne vous fait-il pas un peu mal à les voir ainsi aller gaspiller leur beauté et leurs forces dans une usine infer­nale, où les nerfs sont exaspérés par le bruit et la surveillance?

Celles dont la mission est de transmettre et de protéger la vie, celles-là, à 13 ans déjà (il y en a de 13 ans, le croiriez-vous?), s'é­puisent dans un travail anormal pendant que les vrais hommes et les vraies femmes se re­posent comme le bon Dieu l'a voulu.

Jeunes hommes, regardez-les bien. Regar­dez-les et demandez-vous si vous avez le droit de vous laisser ainsi voler votre bien, la ri­chesse de la patrie.

Regardez-les passer, jeunes hommes, vos femmes de demain.

Regardez-les ce soir.

Et revenez les voir demain matin à 8 1/2 heures, lorsqu'elles reviendront, écrasées et défaites...

Regardez bien ces femmes-là, jeunes hom­mes, et pleurez toutes les larmes de vos yeux. C'est la vie qui se meurt.

Gilberte Côté-Mercier

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