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Réflexions d'un père

le mardi, 15 février 1944. Dans Réflexions

Devoir accompli

Nous autres, les époux Tigas, nous en sommes rendus à la demi-douzaine d'enfants. Depuis un mois.

Nos ancêtres, eux, ne se vantaient pas avant d'avoir atteint la douzaine complète. Voilà ce que cinquante années de progrès ont fait !

Tout de même, en ce qui nous concerne parti­culièrement, nous n'avons aucun reproche moral à nous adresser et, qui plus est, nous aurions fort bien pu nous contenter d'un chien. Que dis-je ? Nous avions le cœur bien trop large pour cela, et, n'appartenant ni à la haute classe ni à la société des joueurs de bridge, nous ne nous sommes jamais plaints de la présence des petits.

Qu'on n'aille point nous prendre pour des naïfs, par exemple. Non. Nous sommes au courant d'une foule de choses "très efficaces" ; plus d'un pharma­cien nous a parlé à mi-voix de "pilules merveilleu­ses" ; même des médecins nous ont prodigué de "sa­ges conseils" sans frais additionnels. Dois-je ajou­ter aussi que les commères du voisinage ont pris maintes fois pitié de nous et ont poussé le désin­téressement jusqu'à indiquer à ma femme dix "moyens infaillibles" de prévenir des "malheurs".

Nous avons tenu tête à l'orage même si, depuis la guerre, le dicton se répand qu'il est bien inutile d'avoir des enfants pour les voir mourir un jour sur les champs de bataille d'Afrique ou d'Asie. Oui, nous avons tenu et nous avons conscience qu'il nous eût été impossible de faire davantage pour Dieu et la patrie.

Canada, pays vaste, pays riche, pays promet­teur, voici une demi-douzaine de futurs citoyens qui n'existaient pas hier et que nous t'avons don­nés. En feras-tu des chômeurs, des esclaves numé­rotés ou des hommes libres et fiers. As-tu de la place et du pain pour eux ?

Inquiétudes

Ce sont de gros points d'interrogation que j'ai placés là. L'avenir me tracasse passablement ; car ce n'est pas tout d'avoir des rejetons : il faut leur donner à manger, les vêtir, leur procurer les avan­tages de l'instruction, développer chez eux la no­blesse morale et que sais-je encore ?

Pour le moment, nos enfants sont jeunes et il importe peu qu'ils aient des pièces à leurs culottes, même si je n'oublie pas que les magasins regorgent de bons vêtements. Quant à la nourriture, c'est plus délicat, puisque la sous-alimentation peut avoir des suites graves tout le long de l'existence. Les experts en diététique me passent par-dessus la tête avec leurs menus de millionnaires, et les fruits riches en vitamines ne sont pas à portée de ma bourse, même s'ils sont à portée du foyer.

Nous avons donc mis le gruau en honneur à la table familiale. Mais les enfants commencent à de­mander de la variété. Nous les consolons en leur disant que toutes les bonnes choses sont rationnées à cause de la guerre. Ils ne savent pas, eux, que le rationnement était autrement plus sévère chez les pauvres et les salariés durant la période d'avant-guerre. Combien d'adultes sont encore enfants sur ce point !

Au chapitre de l'instruction, ce sera sérieux. Les gens de mon rang n'ont pas grand'chance de pous­ser leurs marmots au-delà de la petite école.

La scolarité obligatoire de Godbout ne serait pas nécessaire pour nous faire bouger, ma femme et moi. Nous savons depuis longtemps où est notre devoir en matière d'instruction et nous craignons seulement que la réalité ne corresponde pas à nos désirs. Ah ! si la société, au lieu de nous imposer des lois, songeait d'abord à nous faciliter l'accom­plissement de nos vœux les plus nobles, comme la face du monde et la vie des hommes s'en trouve­raient changées !

Rêves d'instruction

L'instruction. Est-il plus bel héritage à laisser à des enfants, à de futurs citoyens qui auront à sou­tenir une lutte de tous les jours pour se frayer un chemin à travers un siècle de progrès et d'égoïsme ? On peut dilapider des biens matériels ; il arrive que des fils sèment à tous vents les économies de leur père, mais l'instruction, elle, ne se perd pas.

Hélas, il faut bien admettre que jusqu'ici une foule d'hommes instruits -- pourquoi ne pas dire la plupart ? — ont profité de leurs avantages pour s'enfermer dans des tours d'ivoire et n'en sont des­cendus que pour afficher plus ouvertement leur dé­dain des masses, quand ce n'était pas pour rouler leurs concitoyens moins bien partagés ! Aussi, ma femme et moi, avons-nous en vue une formation sociale dont nos enfants feraient profiter leurs sem­blables et qui leur permettrait de mieux compren­dre jusqu'à quel point nous sommes solidaires les uns des autres.

Évidemment, pour cela, il faudra que notre en­seignement secondaire inculque les principes né­cessaires à la jeunesse et que nos universités for­ment de plus en plus des esprits créateurs. Nous avons confiance ; et dans dix ans, lorsque nos petits iront aux études, nous souhaitons qu'ils soient édu­qués de telle sorte qu'ils deviennent un actif pour leur grande aussi bien que pour leur petite patrie.

Juste ciel ! Comme nous y allons et comme nous avons tôt fait de prendre nos désirs pour la réalité ! Voyons, que suis-je allé écrire plus haut ? Ah ! oui, je rêvais, d'une instruction solide pour nos six enfants et j'ai à peine de quoi les nourrir et les vêtir ! Et pourtant, nous sommes en pleine prospérité — merci, guerre bénie — et demain, peut-être, ce sera le chômage et la misère, comme autrefois ! Et si la maladie allait me terrasser prochainement ? Et si le pain allait manquer sur la table ?

Décidément, c'est noir, l'avenir, quand on y son­ge. Et quand on n'y songe pas, comment peut-on le préparer ?

Espoirs

Étranges, en vérité, ces moments d'inquiétude et de mélancolie ! Après tout, pourquoi m'en faire ? Est-ce que je n'habite pas un pays débordant de richesses et capable de procurer à tous ses fils une existence honnête et agréable ? Est-ce qu'il n'y a pas chez nous des milliers de bonnes choses, à l'ex­ception d'un pouvoir d'achat suffisant pour les acheter ? Est-ce que la société future n'aura pas honte de laisser ses membres au milieu de priva­tions injustifiées et injustifiables ?

Oui, je crois que je puis avoir confiance. Seule­ment, je n'arriverai jamais à mes fins si je n'ai tou­jours que mon salaire à dépenser. Il me faut, à moi comme aux autres pères de famille, un revenu ad­ditionnel qui me permette de réaliser mes projets. Et pourtant, comment obtenir ce qui me manque ?

J'ai longtemps placé tous mes espoirs dans les allocations familiales. On en parlait avec feu et flamme autour de moi et j'avoue que, n'étant pas tout à fait au courant du rôle des taxes ou des con­tributions directes dans cette affaire, je m'étais laissé emporter par la vague. J'en suis revenu.

Comment en effet pourrais-je demander à un vieillard, dont la famille est déjà grande, qu'il paie des taxes pour m'aider à élever la mienne ? Com­ment pourrais-je espérer que les autres papas vou­draient me porter secours, quand ils en ont besoin eux-mêmes et que je ne saurais rien faire pour eux ? Comment enfin pourrais-je exiger la part du jeune homme, lorsqu'il se trouve lui-même dans l'impos­sibilité de fonder un foyer par manque de ressour­ces ? Non, c'est inutile. Pour ce qui est des plans contributoires, j'en ai soupé, l'assurance-chômage me suffit !

Alors ? Alors il me reste le Crédit Social et son dividende à chacun. "Mais, c'est une utopie", de dire les financiers, les économistes et les journaux ! Pour le moment, oui ; mais lorsque les utopistes se­ront aussi nombreux que les orthodoxes, les plus utopistes ne seront pas ceux que l'on croit !

Étude et réflexion

Et puis, j'aime bien à juger de tout par moi-même. Les financiers sont des gens intéressés et leurs sentences ne valent que pour eux ; les écono­mistes s'accommodent trop bien, à mon sens, d'un monde à l'envers et qu'ils ont d'ailleurs contribué à bouleverser ; les journaux sont à la merci de leurs gros annonceurs, qui sont les gros financiers. Cercle vicieux.

J'avais donc raison de laisser entendre qu'il vaut mieux se former une opinion à soi que de faire ab­diquer son intelligence devant les propos les plus sonores d'autrui. Si chacun pensait le moindrement, combien de statues ne devraient-elles pas descendre de leur piédestal sous la risée publique ?

J'avoue que je n'ai pas saisi cela tout de suite. Il m'a fallu d'abord me bien pénétrer de l'idée que l'argent est un simple moyen d'échange ; puis, par déduction, j'en suis arrivé à admettre que tout produit devrait faire naître un pouvoir d'achat correspondant à sa valeur. Non, ce n'est pas facile de toucher la note juste quand on a toujours vu l'argent se donner l'importance d'une marchandise rare et tenir un rôle de poule couveuse au bénéfice de quelques hommes.

Grâce au Crédit Social, je crois avoir trouvé la clé du problème économique et trop heureux se­rais-je de pouvoir ouvrir la porte à quelques-uns de mes compatriotes. Quand on a compris cela une fois, on est créditiste jusqu'à la mort, même si ça choque les snobs et même si l'on risque de voir sa famille privée de pain rien qu'à le dire ou l'écrire. L'homme est dur envers ses semblables, et il fau­drait entreprendre des croisades pour la liberté d'opinion et d'expression ailleurs qu'en Europe, paraît-il !

Je réclame donc le dividende national. J'en ai besoin. Mes six enfants me poussent à le réclamer. Ils en ont besoin.

—"Mais tu n'es pas sincère, mon Tigas ; tu tra­vailles pour ta poche !"

—En effet, je travaille pour ma poche, mais pas en tirant sur la poche du voisin, bien au contraire. Et tous les créditistes travaillent pour que toutes les poches soient mieux garnies, celles des autres comme les leurs propres, en face d'une abondance de produits. Même les adversaires les plus achar­nés des créditistes sont compris dans les attitrés au dividende national.

Le dividende doit aller à tous, parce que tous participent au progrès et doivent en bénéficier.

Mais si les créditistes, qui travaillent pour tout le monde, ont le malheur de s'en vanter, ils se fe­ront lapider par ceux qui s'intéressent davantage au sort des animaux qu'à celui de leurs compa­triotes humains !

*    *    *    *

Canada, nous avons six enfants. Nous facilite­ras-tu la tâche d'en faire des citoyens honnêtes, sans entraver leur liberté ?

TIGAS

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