Lorsque nos amis Lebrun viennent nous visiter, c'est notre habitude, à Pierre et à moi, de passer au salon pendant que les femmes lavent la vaisselle du souper. Nous profitons de notre solitude momentanée pour aborder de vastes sujets, car la conversation prend une tournure différente à partir du moment où nos dignes épouses, enfin débarrassées de leur corvée, se joignent à nous et se mettent à vanter les dernières modes et les "gentillesses" de leur bébé respectif.
Il nous est ainsi arrivé de régler le sort du monde en une demi-heure. Si la guerre ne nous était pas aussi profitable, nous y aurions mis fin depuis longtemps. Mais nous avons laissé faire et je me plais à dire ici que les belligérants ont merveilleusement appliqué nos conceptions des événements à venir. Pourtant, nous n'avions pas tout prévu. Il n'entrait pas dans nos plans que Staline, devînt un saint et que la frontière polonaise se fît à la longue aussi élastique. Que voulez-vous ?
Des fois, notre conversation roule sur la politique du pays et de la province. Nous n'osons déjà plus en discuter à fond tant les cartes sont mêlées. Nous y avons maintes fois perdu notre latin et, si cela continue, notre grec y passera aussi. N'est-il pas étrange que notre sagacité coutumière fasse défaut dès que nous touchons aux choses politiques de chez-nous ? Nul n'est prophète en son pays, hélas !
En tout cas, Pierre et moi, nous nous entendons sur deux points, à savoir, que la menace socialiste est réelle au pays et que le Bloc finira par enfanter une souris à la suite d'une gestation trop pénible. Hors de là, nous n'y voyons goutte.
Nous causons réformes
Nous nous entendons aussi sur l'item des réformes qu'il y aurait à opérer dans le grand monde et dans notre petit monde à nous. Pas sur toute la ligne, cependant. Pierre souhaite une réforme sociale, que je souhaite autant que lui. Mais j'estime que toute réforme sérieuse ne pourra se faire que si elle comporte un nouveau système monétaire. Pour moi, c'est une question de mettre les bœufs avant la charrue.
Lorsque je lui parle de Crédit Social, Pierre se replace sur sa chaise, puis s'échauffe rapidement. Le fait est qu'il a horreur des mots "Crédit Social" et qu'il ne voit pas la nécessité d'une réforme monétaire.
— "Mais enfin, lui demandai-je l'autre soir, qu'entends-tu au juste par réforme sociale ?
— J'entends, par exemple, la création d'un organisme qui assurerait de meilleures relations entre patrons et employés. Vous autres, créditistes, vous n'avez que monnaie en tête, alors que ce qui importe d'abord, c'est de faciliter l'entente entre employeurs et employés, adopter une politique familiale, et ainsi de suite.
— Écoute, Pierre, il faut pourtant que tu me dises pourquoi patrons et ouvriers ne marchent pas la main dans la main. Crois-tu que tous ces gens ne se donnent des misères que pour faire parler d'eux dans les journaux ? T'imagines-tu que les ouvriers font la grève uniquement pour jouer des "petits tours" aux patrons ? Qu'y a-t-il, d'après toi, au fond de tout cela ?
— Question de salaires et de profits, évidemment !
— Donc question d'argent. Et maintenant, dis, de quelle manière peut-on pratiquer une politique familiale sans argent ? Car enfin, tu admettras que derrière les mots "travail féminin", "travail de nuit", "taudis", et autres, il y a un sempiternel problème d'argent.
— Peut-être. Mais cette affaire d'argent, toujours et partout, m'agace, me tombe sur les nerfs !
— Allons, Pierre, je t'en prie. Tu me fais trop penser à François-Albert ! Crois-tu que c'est un sport pour les créditistes de prononcer en toute occasion ce mot argent qui t'agace et en agace tant d'autres ? Pour ma part, j'aimerais beaucoup mieux m'en tenir au doux vocabulaire de Lamartine et murmurer à tout venant quelle félicité j'éprouverais à lui baiser les pieds. Seulement, dans notre siècle de concision et notre monde à l'envers, j'estime qu'il est nécessaire d'appeler un chat un chat et urgent d'attaquer les problèmes de face. À mon avis, les circonlocutions et les détours non seulement ne règlent rien, mais nous acheminent sûrement vers des déceptions cruelles et de graves désordres sociaux".
Mon ami Pierre est un garçon intelligent, posé, qui cherche sa voie. S'il ne dit pas "À quoi ça sert ?" d'ici un an, j'ai confiance de le convertir à mes idées. Il faudra que je me garde de blesser son amour-propre et que je fasse disparaître peu à peu la fascination qu'exercent encore sur lui les politiciens. Je lui prédis une désillusion qui lui fera ouvrir les yeux prochainement. Moi aussi j'ai eu la mienne. Elle m'a appris que nos hommes publics, si bien intentionnés soient-ils, ne seront que des pantins aussi longtemps qu'ils permettront à une poignée de financiers de créer ou de maintenir une rareté de pouvoir d'achat en face d'une abondance de produits et d'une montagne de besoins.
Pierre va réfléchir et comprendre. Il verra qu'une augmentation de salaire, si elle peut améliorer une situation locale, entraîne une augmentation de prix correspondante et, en définitive, ne change rien dans l'ensemble du pays. Il m'a déjà objecté que les ouvriers de l'Ontario sont mieux payés que ceux du Québec et j'en conviens. Mais les Ontariens prouvent-ils qu'ils ont la clé du problème en nous menaçant de la tourmente socialiste ? Ils ont pourtant la réputation d'être moins chialeux que nous !
Admettons tout de même qu'il y aurait moyen d'amener les trusts de notre province à couper un peu sur leurs profits à l'avantage de leurs employés. Il restera toujours une marge assez prononcée entre le prix de revient et le prix de vente des marchandises, marge qui n'est encore représentée par aucun pouvoir d'achat correspondant. Résultat : plus de marchandises que d'argent, plans d'exportations et barrières tarifaires, invitations pressantes aux touristes de venir manger le meilleur pour permettre à nos gens d'acheter du baloney.
Et puis, ça n'est pas si facile que cela de faire baisser les profits des patrons. Notre gouvernement fédéral a essayé tout récemment. Au nom de l'effort de guerre, lui le tout-puissant, il a demandé aux employeurs de payer un boni de vie chère, à même leurs profits, à leurs employés. Une mère donne son fils pour la guerre, un fils donne son sang à la guerre, mais croire qu'un trustard va donner un boni à un ouvrier parce qu'il y a une guerre ? Allons donc ! Le gouvernement a reconnu son erreur et il vient d'abolir le boni. Décidément, il réussit mieux avec les emprunts... car alors l'intérêt de chacun se mesure aux intérêts !
Pierre comprendra aussi un jour que les allocations familiales à la King ne seront que des lambeaux de taxes retournées dans l'arène nationale sous un nom ronflant. Il saisira que l'embauchage intégral est un monstre ou un mythe, et que les économistes ne sont pas sérieux lorsqu'ils parlent de trouver de l'emploi à tout le monde sans détruire la machine, qui travaille justement à la place du monde.
Je lui verserai mon élixir à petites doses, pour ne pas l'étourdir. Puis, quand il en aura apprécié la saveur, je lui suggérerai le baume du professeur Vers Demain. Quelle source bienfaisante, en vérité, pour celui qui a soif de lumière !
TIGAS