Cette page constitue le texte d'une causerie que monsieur J.-Ernest Grégoire devait donner au poste CHRC, de Québec, le soir du Dimanche des Rameaux (2 avril). Le texte avait l'approbation de la censure fédérale, de Montréal, mais il fut refusé par le poste de Québec et la causerie n'eut pas lieu. Si le gouvernement fédéral a sa censure de guerre, pour interdire tout ce qui pourrait refroidir les ardeurs belliqueuses, le banditisme financier a lui aussi sa censure, directe ou indirecte, pour protéger ses Barabbas. Les créditistes qui ont de la mémoire se feront, un point d'honneur d'apprendre cette page par cœur et de la répéter partout, jusqu'à ce que toute la province l'ait entendue. Si les Barabbas mènent le bal, qu'on nous laisse au moins le droit de les signaler au public.
Le peuple et les manipulateurs de la foule
Qui de nous, chaque fois qu'il lit le récit évangélique des grands événements de la Semaine-Sainte, ne remarque l'étonnant contraste entre la conduite de la foule qui acclamait Jésus le Dimanche des Rameaux et la conduite de la même foule qui huait le même Jésus le Vendredi-Saint ?
Le Dimanche des Rameaux, c'est le peuple qui se lève spontanément et bénit sincèrement Celui qui vient au nom du Seigneur, celui qui a guéri les malades et ressuscité des morts ; celui qui s'est penché sur les âmes pécheresses, pour les relever.
Le matin du Vendredi-Saint, devant Pilate, c'est une foule faite des mêmes éléments, mais manœuvrée par des hypocrites, des orgueilleux, des jaloux. Et les mêmes lèvres qui criaient "Hosannah !" crient maintenant : "Crucifiez-le !"
Voyez la scène. Le juge — quel juge ! Un homme sans vertu pour juger le Juste.
Les agitateurs — les pharisiens, les scribes, les docteurs de la loi, les princes des prêtres — habiles comme nos politiciens à soulever la foule, à la faire hurler à leur guise ; habiles, comme notre élite trop souvent égoïste et parfois corrompue et viciée, à obnubiler le jugement, à imposer un prestige prostitué, à mettre des apparences de vertu au service de leurs passions.
Une élection horrible
Embarrassé par ce déchaînement, Pilate fait placer devant le peuple, à côté de Jésus, un criminel notoire : Barabbas.
"Lequel voulez-vous que je vous délivre ? Voici deux accusés : Jésus et Barabbas. Vous les avez vus tous les deux à l'œuvre. Lequel des deux voulez-vous que je mette en liberté ? C'est moi, le juge, qui ai le pouvoir de relâcher celui que je veux et de condamner l'autre. Mais j'ai la condescendance de me soumettre au suffrage universel. Votez donc. Criez qui vous voulez que je mette en liberté."
Jésus, le faiseur de miracles, Celui qui a semé les bienfaits tout le long de sa route.
Barabbas, le bandit, celui qui faisait trembler les familles derrière les portes verrouillées de leurs maisons le soir.
Et la foule, poussée par les luminaires d'Israël, crie en délire : "Délivrez-nous Barabbas. Mettez Barabbas en liberté !"
—Mais le Christ, lui ?
—Le Christ, crucifiez-le ! Nous ne voulons plus de Jésus. C'est Barabbas que nous voulons. À bas Jésus ! Vive Barabbas !
Et Pilate condamne Jésus à mort, et il met Barabbas en liberté.
Les Barabbas dans la politique
Le monde a repoussé Jésus, pour demander Barabbas. Eh bien, il en a eu, du Barabbas. Et il en a encore, du Barabbas.
Comme devant le prétoire de Pilate, combien de fois, non seulement dans la vie privée, mais dans la vie publique, dans l'économique, dans la politique, combien de fois ne jette-t-on pas le juste par-dessus bord, pour lui préférer le criminel ! La vertu aux abattoirs ! La passion sur le trône !
Du Barabbas ! On veut du Barabbas.
—Périssent les innocents ! Donnez-nous du Barabbas.
—Mais Barabbas étrangle les innocents !
—Mais Barabbas attaque ceux qui passent en faisant le bien !
—Nous n'avons que faire des hommes de bien. Donnez-nous des Barabbas.
Tel homme s'est dévoué sans compter, avec un désintéressement inlassable. On n'en veut plus, de cet homme-là ; il tient trop aux principes, il ne sait pas faire des concessions pour arriver. Renvoyez-le. Donnez-nous le politicien qui ne s'est jamais plus occupé des souffrances des autres que Barabbas ne s'inquiétait des souffrances semées sur son passage. Ôtez l'homme droit et bon. C'est le Barabbas que nous voulons. Donnez-nous Barabbas.
L'hypocrisie, la cupidité, l'orgueil, la trahison — tout ce qui fait le Barabbas politique, règnent suprême. La maçonnerie et les cabales des partis politiques sont là pour y voir. Pour monter, pour arriver, il faut du Barabbas.
Le doux, le modeste, le simple, sont des poissons hors de l'eau dans la vie politique. Il y faut les vantards, les rusés, les ricaneurs, les gueulards. Des Barabbas.
Les Barabbas deviendront organisateurs, députés, ministres, conseillers, sénateurs. Ne faut-il pas avoir été fidèle adhérent du parti politique, fidèle jusqu'à la lâcheté, jusqu'à la trahison du peuple, pour avoir un titre aux récompenses politiques ?
Les grands bandits en liberté
Barabbas était un bandit. Et le voilà qui marche librement dans la capitale du pays pendant qu'on crucifie la Bonté même !
Des bandits qui sont libres, y en a-t-il encore de nos jours ?
Voici quelque dix ans, le Président Roosevelt appelait le trust de l'électricité du brigandage organisé. Voici quelques jours, le premier-ministre Godbout disait que la Montreal Power est la chose d'une vingtaine de bandits. Croyez-vous qu'un seul de ces brigands, qu'un seul de ces bandits sera jamais mis en prison ?
L'homme affamé qui vole un pain ou une bouteille de lait, oui, lui ira en prison. Mais le bandit qui vole tout un peuple, qui vole les millions, sa place est au soleil — comme Barabbas.
Des trésors pour les grands bandits
On a une étrange manière de traiter les grands bandits de la finance et de l'électricité. Si l'on admet qu'ils sont des bandits, on sait tout de même les aborder chapeau bas.
—"Le peuple est fatigué et outré d'être volé par vous, leur dit-on poliment. Eh bien, on va vous acheter votre machine à voler. Entendons-nous sur le prix. Vous demandez combien ? 150 millions ?
"Vaut-elle 150 millions, votre machine à voler, messieurs les bandits de l'électricité ? Eh bien, nous allons vous donner 150 millions. S'il le faut, nous irons chercher l'argent à l'autre machine à voler, celle qui s'appelle la Banque. Les messieurs de la banque sont-ils tant que cela différents des messieurs de l'électricité ? On va demander à la deuxième machine à voler l'argent pour payer la première. Puis on fera fonctionner la machine à taxer pour rembourser par tranches, avec intérêt. Tarifs élevés sur le kilowatt hier, intérêt sur l'argent demain."
Pour les petits voleurs, on a des prisons. Pour les grands bandits, on a des trésors. Les Barabbas se promènent libres et les poches pleines. Ils n'ont qu'à recommencer leurs déprédations dans d'autres domaines. Quand ça ne paiera plus ou que ça menacera de payer moins bien, ils vendront au gouvernement. On appellera encore cela sauver le peuple en nationalisant.
Voici trois années, nous apprend le premier-ministre, que les bandits de l'électricité supplient le gouvernement d'exproprier leur machine à voler. Le marché ne doit donc pas tant leur déplaire.
Le peuple, lui ? Le peuple a payé, paie et paiera. Au lieu de payer son courant à une machine à voler, il le paiera à une machine à patronage. La machine passe des Barabbas de l'économique aux Barabbas de la politique.
Les Barabbas, saboteurs et meurtriers
Le Sauveur que la foule manœuvrée a voué au Calvaire avait appris aux hommes à demander au Père céleste leur pain quotidien. Et la prière pour le pain quotidien n'a cessé, depuis, de monter vers le Ciel de millions de lèvres chrétiennes. Et le Père céleste n'a jamais refusé le pain aux hommes Il l'a même donné si abondant, que les Barabbas ont dit : Il y en a trop ; notre banditisme ne peut donc plus priver les hommes ? Privons les hommes, afin qu'ils blasphèment au lieu de bénir.
Et, au lieu de laisser les hommes manger leur pain, nos Barabbas modernes ont commandé aux hommes de détruire le pain. Des millions de familles, dans le monde entier, souffraient de la faim, pendant que nos Barabbas faisaient jeter du lait aux égouts, du blé aux flammes, du café à la mer, des oranges à la rivière, et qu'ils faisaient les hommes travailler à détruire les dons de Dieu avant de travailler à se détruire les uns les autres.
Nos Barabbas modernes, comme les sépulcres blanchis de Jérusalem, commettent leurs crimes contre l'humanité au nom de la morale :
"Le pain est là, mais l'homme n'a pas sué. Qu'il sue à détruire le pain. Puis qu'il sue à construire des engins de guerre. Qu'il sue à tuer son frère."
Les Barabbas tiennent le haut du pavé dans le domaine national. Ils le tiennent dans le domaine international. Aussi la paix entre les hommes est-elle un vain mot. C'est le règne de la haine, c'est le règne de la force brutale. Et l'on pousse à la haine, à la tuerie, au nom de la civilisation, au nom de la chrétienté. Ce ne sont pas ces hymnes-là que chantaient les Anges sur le berceau de celui que les Juifs ont rejeté pour demander Barabbas.
Les cierges, l'encens, les honneurs, les discours, vont à ceux qui se distinguent dans les hécatombes d'hommes.
Les canons pour remplacer l'Évangile
Une voix essaie bien de dominer le tumulte et de parler de paix, de paix juste, de rapports basés sur la charité entre des hommes qui, après tout, sont tous frères. Cette voix est étouffée, elle est raillée :
"Le Pape, le Pape, demande l'homme qui connaît le triomphe du sabre, combien a-t-il de divisions, le Pape ?"
Et tout un monde se moque du vicaire de Celui auquel le suffrage universel préféra Barabbas. La paix par l'Évangile ? La paix par l'entente entre hommes à qui le Père commun a prodigué l'abondance ? Allons donc, crient les Barabbas. La paix, ça s'obtient à coups de canons.
Celui qui ne jure pas par les canons est un traître.
La guerre finie, vous verrez que les Barabbas n'y auront laissé ni leur peau, ni leur argent, ni leurs privilèges, ni leur régime non plus, hélas !
Où donc est le politicien que la guerre a appauvri ? Où est la banque, le monopole, qui a moins de millions qu'avant la guerre ? Où est le pays dont la dette publique a diminué ?
En quoi consiste donc le patriotisme des Barabbas ?
Des familles en deuil, dans tous les pays en guerre, oui, des milliers et des millions. Mais de la finance en deuil — nous voudrions savoir où.
Ceux qui ne veulent pas de Barabbas
Si nous voulons un peu plus d'ordre sur notre pauvre terre, un peu plus de justice, plus du Christ et moins du Barabbas, nous devons tous faire notre part. Pas seulement dans le domaine spirituel, mais aussi dans le domaine temporel.
Dans le secteur qui nous occupe spécialement, nous, les créditistes de Nouvelle-France, ne perdons pas de vue la pureté des objectifs ; et à des objectifs purs, apportons des moyens purs. Veillons aussi pour que les jaloux, les ambitieux, les égoïstes, les perfides, ne viennent pas semer du Barabbas dans nos rangs.
Nous allons tous, les bâtisseurs du mouvement créditiste de la province, nous qui donnons de notre temps et de notre personne au Crédit Social, nous allons tous nous tenir ensemble derrière la direction qui n'a jamais ni trahi ni fléchi depuis les tout premiers jours. Pas de Barabbas chez nous.