V. C. Vickers, qui fut pendant plusieurs années un des directeurs de la Banque d'Angleterre, disait quelque temps avant de mourir :
"Notre système démocratique et notre système financier actuel ne peuvent plus vivre ensemble."
Et ce n'est pas difficile à croire. Le marasme auquel nous a conduit le système financier, incapable de distribuer l'immense production moderne, laissant le peuple dans la misère en face de son abondance — ce marasme-là n'était certainement pas fait pour rendre la démocratie aimable.
Car c'est chez nous, au Canada, aux États-Unis aussi, dans les pays les plus démocratiques de l'univers, que ces dix années de stupidité financière ont semé des ruines. Pendant ce temps-là, le travail fleurissait et la production allait grand train dans les pays à dictature. Etait-ce bien de nature à jeter du lustre sur la démocratie ?
Vickers avait parfaitement raison :
"Notre système démocratique et notre système financier actuel ne peuvent plus vivre ensemble."
Au lieu de la démocratie, c'est une véritable dictature qui régnait. Une dictature pesant sur tous les foyers. Une dictature qui empêchait jeunes et vieux, femmes et hommes, de vivre une vie de leur choix. Une dictature exercée avec l'arme de la faim : à celui que la faim tenaille, que ne fait-on accepter pour un morceau de pain ?
Par quelles avanies, par quelles humiliations cette dictature de la faim n'a-t-elle pas fait passer nos hommes et nos jeunes gens pendant la décade d'avant-guerre ? Les queues de soupe, les processions aux guichets des commissions de chômage, les travaux de secours à salaires dérisoires, les enquêtes multipliées, les logements dans les courrières, les corps sous les guenilles — était-ce bien démocratique ?
Et qu'est-ce qui causait tout cela, sinon une finance incapable de laisser l'abondance entrer dans les maisons ?
La production de guerre a mis un peu d'argent dans des poches longtemps vides et a permis de prendre des repas plus convenables. Mais c'est au prix de règlements, de rationnements, de contingentements, de surveillance de toutes sortes. La guerre contre la dictature nazie force à suspendre, pour ainsi dire, la démocratie, à recourir à des mesures de cœrcition, à conscrire les hommes et les biens.
Et c'est quand il en est ainsi que la finance donne du service. Notre système financier ne fonctionne bien que pour la guerre. Il ne fonctionne bien qu'avec un régime d'enrégimentation. Il ne s'accouple bien qu'avec la suppression de la liberté.
La guerre terminée, va-t-on garder la dictature bureaucratique, sous prétexte d'éviter le chômage et la faim ? Ou va-t-on revenir au régime de la liberté nominale, mais avec la dictature de l'argent, avec la dictature de la faim, comme avant la guerre ?
On abhorre souverainement l'une et l'autre de ces dictatures ; mais il faut ou l'une ou l'autre, avec le système financier actuel. Notre système financier ne peut vivre avec la démocratie, parce qu'il est enchaînant par son essence même. Or, les chaînes et la démocratie, c'est contradictoire.
"Notre système démocratique et notre système financier actuel ne peuvent plus vivre ensemble."
Lequel va-t-on condamner à disparaître, et lequel va-t-on garder ? Va-t-on renoncer au système démocratique pour garder respectueusement le système financier actuel ? Ou va-t-on modifier ce système financier pour que la démocratie survivre ?