Au congrès annuel de la Fédération Américaine du Travail à Toronto, le 9 octobre, le premier-ministre du Canada, l'Hon. Mackenzie King a prononcé des paroles que Le Devoir juge remarquables.
Remarquables, en effet, par leur dénuement complet de sens de la part d'un chef d'État qu'on dit sociologue, économiste et philosophe.
Voici l'extrait du discours de M. King que relève Le Devoir :
"La plus grande inquiétude qu'éprouvent à l'heure actuelle la plupart des hommes est la perspective de se voir un jour sans emploi. L'une des plus amères ironies de notre temps, c'est qu'il ait fallu la guerre pour que l'on puisse donner du travail à toute la main-d'œuvre disponible. Partout, il y a des gens qui se posent la question : Puisqu'on ne manque pas de travail en temps de guerre, comment se fait-il qu'on ne puisse pas trouver de l'emploi à une époque où les hommes pourraient, au lieu de s'adonner à des œuvres de destruction, jouir des fruits de leur travail ? À mon avis, la guerre nous enseigne que les obstacles à l'embauchage n'avaient rien de réel."
Nous pourrions d'abord noter qu'un homme d'État qui a passé quinze années au pouvoir, qui a piloté son pays pendant dix années de crise, doit être terriblement bouché pour avoir besoin d'une guerre comme celle-ci, la deuxième dans sa carrière, pour lui ouvrir l'esprit.
Mais le mal, c'est que son esprit s'ouvre sur une drôle de conclusion. Le plus grand mal encore, c'est que la plupart des aspirants à l'établissement d'un ordre nouveau pour l'après-guerre ne pensent pas autrement.
La plus grande inquiétude qu'éprouvent à l'heure actuelle la plupart des hommes, ce n'est pas la perspective de se voir un jour sans emploi, mais la perspective de se voir un jour sans argent. Qu'on dissocie emploi et argent, et l'on en aura la preuve.
Offrez de l'emploi à un homme sans y attacher la paye, et dites-nous s'il va mettre de l'empressement à l'accepter. D'autre part, offrez-lui de l'argent sans question d'emploi, et apportez-nous son refus.
L'une des plus amères ironies de notre temps, ce n'est pas qu'il ait fallu la guerre pour employer toute la main-d'œuvre disponible. Il n'y a aucune ironie ni aucune découverte là-dedans : lorsqu'on détruit en vitesse, il faut bien remplacer en vitesse ; lorsqu'on introduit la profession de tueurs d'hommes sur une grande échelle, on augmente nécessairement l'emploi. L'ironie, c'est qu'il ait fallu la guerre qui supprime des producteurs pour faire naître l'argent qui achète la production. M. King n'a pas remarqué cela ?
L'emploi, l'embauchage, tel semble être le nec plus ultra de nos conducteurs d'humanité. De ce côté, Staline et Hitler ont devancé les chefs des démocraties !
Les savants, les chercheurs, les inventeurs, eux, devraient tous être enfermés en prison ou dans un cercueil, parce qu'ils s'appliquent à diminuer la contribution de l'homme à la production. Lorsqu'une machine remplace dix salariés, l'embauchage est torpillé.
Mais, dira-t-on, il faut bien que l'homme travaille. L'homme ne peut rester à rien faire. Qu'on commence donc par définir le mot travail.
Nos hommes d'État, nos chefs ouvriers, nos moralisto-économistes, entendent par travail l'occupation à produire une chose vendable. Voilà au moins une définition plutôt restreinte et passablement mercantile.
Embauchage, emploi, travail payé. Nous croyons que le travail de l'homme peut dépasser ces bornes-là.
La première fois que le mot travail est employé dans les Saintes Écritures, c'est pour parler de l'œuvre du Créateur : Dieu travailla six jours et se reposa le septième. Ce n'était point un travail salarié, ce n'était point produire pour vendre. Ce fut pourtant un grand travail.
C'est justement lorsque l'homme fait un travail libre, qu'il crée en quelque sorte : il concrétise unidéal. Non pas lorsqu'il est embauché, lorsqu'il est la chose d'un autre.
Mais, pour s'en tenir au sens couramment donné au mot travail par ceux qui s'occupent de questions économiques, rappelons une chose très simple : le travail n'est pas la fin de l'économie, il n'est qu'un moyen. Si le produit est déjà là pour satisfaire le besoin, pourquoi obliger à travailler pour que le produit joigne le besoin ?
L'économie-travail — si nous pouvons employer cette expression — mène nécessairement à la guerre, et c'est pour cela que, c'est en temps de guerre qu'elle fonctionne le mieux.
Lorsqu'il y a abondance de produits offerts et que, pour les obtenir, il faut travailler à augmenter encore la production, il ne reste qu'à pousser les produits à l'étranger sans accepter que l'étranger nous envoie les siens : sinon, on chôme. Comme tous les pays où le progrès moderne s'est établi sont dans le même cas, il arrive que tous les pays dits civilisés veulent forcer les autres à accepter plus de produits qu'eux-mêmes acceptent des autres. D'où la guerre économique qui conduit à la guerre avec des canons — apanage des nations les plus avancées.
La guerre venue, il n'y a plus à presser l'exportation : c'est l'essence même de la guerre. C'est auquel des belligérants expédiera le plus de produits très dispendieux sur la tête de son adversaire : ce genre d'exportation va plus vite que les factures, c'est même l'exportateur qui fait les frais à même l'argent créé à cette fin.
L'ordre à suivre ; si l'on veut un peu de bon sens en économie :
1. Mettre un plein pouvoir d'achat entre les mains des hommes et des femmes du pays ;
2. Produire dans la mesure où c'est nécessaire pour satisfaire la demande rendue effective par ce pouvoir d'achat ;
3. Travailler dans la mesure où c'est nécessaire pour entretenir cette production.
Mais peut-on avoir du pouvoir d'achat dépassant l'emploi ? Oui, si l'on admet la finance directe du consommateur, comme par un dividende national. Non, si l'on s'en tient au système actuel.
M. Mackenzie King n'a rien dit contre le système actuel de l'argent. En est-il satisfait ? Ou bien n'ose-t-il plus en parler, parce qu'il se rappelle trop le fameux discours de 1935 resté sans lendemain ?
Petite leçon d'arithmétique :
Dans les premiers jours d'octobre, une photographie paraissait dans les journaux, au moins dans L'Action Catholique, celle de Russell Holmes, aviateur de Toronto. Au-dessus de la photographie, le titre : "Un as". Au-dessous, la légende : "Russell Holmes, de Toronto, a volé pendant un million d'heures, en dix-huit mois, sans avoir un seul accident. Il fut choisi comme sans-filiste à bord de l'avion qui transporta Churchill à Moscou".
Un million d'heures de vol sans accident, c'est théoriquement possible. Mais un million d'heures en dix-huit mois, c'est une autre affaire.
Pour voler un million d'heures, il faudrait voler jour et nuit, sans interruption, non pas pendant dix-huit mois, mais pendant 114 années. Nous ne croyons pas que Russell Holmes soit monté en l'air en 1828, avec un brevet inédit de ce temps-là, pour n'en descendre qu'en 1942 et offrir ses services à Churchill, dont il serait l'aîné de trois-quarts de siècle, pour le transporter au merveilleux pays des Soviets. Puis, où donc en était Toronto et sa formation d'aviateurs en 1828 ?
Évidemment, il s'agit là d'une erreur. Mais qui donc s'occupe de ce genre d'erreur depuis que les ministres des finances, les bulletins de guerre et les propagandistes de toutes sortes nous servent des millions et des milliards, tous plus indigestes les uns que les autres ?
Il reste qu'un million est un million — tout comme un millionnaire est un millionnaire.
Qui n'a entendu parler de ces hommes prodigieux qui, après avoir commencé sans le sou ou à peu près, sont arrivés à une fortune d'un million vers la quarantaine ou la cinquantaine ? On les a assez proposés comme modèles à la jeunesse ; on les a presque placés sur les autels lorsque, vers la fin de leur carrière, ils dotaient quelque institution d'enseignement ou de bienfaisance d'une parcelle de leur montagne de piastres.
Des modèles de travail et d'économie, a-t-on dit. En effet, au salaire plus qu'intéressant de $2.00 de l'heure, sans taxe de la part du gouvernement, un homme extraordinairement robuste, qui travaillerait 15 heures par jour, six jours par semaine, 52 semaines par année, sans prendre jamais de vacances, pendant 70 années consécutives, et qui ne mangerait jamais, ne s'habillerait jamais et coucherait à la belle étoile — cet homme-là pourrait avoir, après ses 70 années de labeur, la somme de $655,200. Ce serait un phénomène de travail et d'économie, mais il ne serait pas encore aux trois quarts de son million. Pas même avec ses $30.00 par jour.
Comment donc les modèles proposés à la jeunesse ont-ils pu gagner un million et plus en moins d'une vie ? Comment ? La réponse est bien simple — ces modèles-là ont simplement volé. Volé, pas dans le sens de l'aviateur de Toronto, mais dans le sens du bandit qu'on place derrière les verrous — excepté qu'ils y ont mis des formes. Leur vol s'appelle de l'habileté financière ; et, au lien de se faire enfermer, ils se font aduler.
On sait que le gouvernement américain a ordonné la fermeture de toutes les mines d'or des États-Unis. Au Canada, une trentaine de mines sont déjà fermées, et on s'attend à des mesures gouvernementales presque aussi radicales que celles de Washington.
Pourquoi ? Parce que l'or est inutile à la guerre.
À quoi donc, même en temps de paix, est-il utile d'employer des milliers d'hommes forts à extraire l'or de la terre, pour le ré-enterrer ensuite et poster d'autres hommes forts à la garde de son tombeau ?
Pourtant, il est des esprits supposés sérieux qui ne peuvent croire que le "précieux" métal ait perdu son empire pour toujours. L'humanité vit actuellement des temps anormaux. Il paraît que lorsqu'elle redeviendra normale, elle retournera à son dieu jaune.
Des rédacteurs financiers de nos grands journaux espèrent, d'autres sont d'opinion, d'autres ont la conviction, que l'or reprendra sa royauté. C'est ainsi que le rédacteur d'une section du Toronto Saturday Night écrivait récemment :
"Je suis d'opinion que l'avenir de l'or peut être envisagé avec confiance. Je crois que ce vénérable étalon monétaire retiendra sa valeur dans les échanges internationaux et jouera un rôle très important dans la réhabilitation d'après-guerre".
Qu'est-ce que l'or peut réhabiliter ! Qu'est-ce qu'il peut reconstruire de ce que la guerre a démoli ? Quels bateaux sont faits d'or ? Quelles maisons sont construites en or ? Quels membres arrachés repoussent en or ? L'auteur financier du Toronto Saturday Night ne le décrit pas.
De même, une dizaine de jours plus tard, exactement le 13 octobre, le rédacteur financier de L'Action Catholique, M. Roger Vézina, écrit :
"Il y a donc lieu de croire, et nous en avons la conviction, qu'après la guerre, l'or retrouvera une partie de son prestige en redevenant, non pas étalon monétaire, instrument de circulation intérieur (ce qu'il n'est plus depuis longtemps), ou même encaisse limitative, comme en 1939, mais instrument de compensation international recherché".
Voici donc deux cerveaux, l'un à Toronto, l'autre à Québec, qui pensent à peu près identiquement, à moins que le second ait simplement puisé au premier. Et celui de Québec conclut :
"Ainsi ne devrons-nous pas désespérer de nos mines d'or comme source de richesses".
Source de quelles richesses ? Source de quel bien pour satisfaire quel besoin ?