Médor porte vertueusement le dîner de son maître, sans céder à la tentation d'y prendre un morceau. Il aura bien sa récompense, l'heure venue. Oui, mais il a le sens de sa fonction. C'est un type que la politique n'a pas encore corrompu, Médor. On serait tenté de lui confier les intérêts du peuple. Il fait de la politique en ligne droite, voyez-vous. Pur de toute trahison. Il mérite certainement, au moins, de siéger dans le conseil supérieur du Bloc Populaire. Serait bien ingrat qui ne se fierait pas à la vertu de Médor.
Tous les chiens ne sont pas des Médor. Sûrement pas ce mâtin qui voulait sauter sur le panier. Ah ! celui-là doit avoir fait son éducation au Club de Réforme. "Le panier du maître, les intérêts du peuple, mais n'est-ce pas pour nous, la canaille de la politique ?" C'est bien ce que pensent aussi les deux autres qui s'en viennent droit au panier, non pas pour protéger son contenu, mais pour s'en régaler. Mais Médor n'épargne ni ses forces ni sa peau. Tiens bon, Médor : ton nom figurera dans notre martyrologe politique si peu chargé.
Médor fut vertueux et sincère, jusqu'à se battre pour son idéal. Mais il s'est ravisé. La sagesse du politicien moderne a envahi sa tête : "Le peuple est ingrat et ne vaut pas le sacrifice d'un bon dîner. Vais-je lutter seul, seul recevoir tous les coups, pendant que la meute fait ripaille ? Le maître avait belle de prendre les moyens de m'aider. J'ai fini de me sacrifier pour les intérêts des autres. Après tout, je ne prends pas plus que les copains. On partage. Au diable les intérêts du maître !"
Notre politique n'a pas manqué de Médors.
Certain chien, qui portait la pitance au logis,
S'était fait un collier du dîner de son maître.
Il était tempérant, plus qu'il n'eût voulu l'être.
Quand il voyait un mets exquis ;
Mais enfin, il l'était ; et, tous tant que nous sommes,
Nous nous laissons tenter à l'approche des biens.
Chose étrange ! on apprend la tempérance aux chiens,
Et l'on ne peut l'apprendre aux hommes !
Ce chien-ci donc étant de la sorte atourné,
Un mâtin passe et veut lui prendre le dîner.
Il n'en eut pas toute la joie
Qu'il espérait d'abord : le chien mit bas la proie
Pour la défendre mieux, n'en étant plus chargé.
Grand combat. D'autres chiens arrivent :
Ils étaient de ceux-là qui vivent
Sur le public et craignent peu les coups.
Notre chien, se voyant trop faible contre eux tous,
Et que la chair courait un danger manifeste,
Voulut avoir sa part ; et, lui sage, il leur dit :
"Point de courroux, messieurs ; mon lopin me suffit :
Faites votre profit du reste."
À ces mots, le premier, il vous happe un morceau,
Et chacun de tirer, le mâtin, la canaille.
À qui mieux mieux : ils firent tous ripaille ;
Chacun d'eux eut sa part au gâteau.
LA FONTAINE