Le premier article du Jour, du 19 décembre, signé par Jean-Charles Harvey, s'intitule : "Notre salut : l'immigration".
Il paraît qu'après la guerre, le Canada ne pourra subsister sans ouvrir ses portes bien larges au flot d'Européens, qui voudront venir s'établir chez nous.
Un immigrant, selon l'auteur de l'article, est de beaucoup préférable à un petit Canadien au berceau :
"Les nourrissons au berceau ne sont qu'un fardeau. Ils ne deviendront productifs que dans vingt, vingt-cinq ans, souvent plus tard. Les immigrants sont immédiatement productifs."
Un exploitant agricole qui chercherait des bêtes pour l'attelage ne parlerait pas autrement.
Mais le Canada a-t-il tellement manqué d'adultes de 1930 à 1940 ? Sont-ce des producteurs ou des consommateurs qu'on cherchait en ce temps-là ?
D'ailleurs, sans souci d'être conséquent avec lui-même, l'auteur de l'article, dès l'alinéa suivant, réclame des immigrants, non plus pour produire, mais pour consommer, pour activer la production par leurs besoins :
"Que signifie, en effet, l'arrivée en ce pays de mille familles d'immigrants ? Cela signifie mille logements de plus, quelques milliers de repas de plus, quelques milliers de complets de plus, quelques milliers de paires de chaussures de plus. "
Est-ce que les nourrissons au berceau ne signifient pas aussi des consommateurs, même, d'après l'auteur, vingt ou vingt-cinq ans avant d'être des producteurs ?
Allez donc vous reconnaître dans tout ce raisonnement !
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Mais M. Harvey aligne sept raisons pour lesquelles nous devons favoriser une immigration en masse après la guerre. Qu'on en juge :
1. Parce que le Canada ayant de la place pour 60 millions d'habitants, nous aurons à choisir entre l'immigration ou l'invasion par les habitants des pays pour lesquels nous nous battons aujourd'hui ;
2. Parce que nous devons être assez chrétiens et humains pour accueillir les millions d'hommes, de femmes et d'enfants qui n'auront que de justesse échappé à des massacres collectifs en Europe ;
3. Parce que la dette publique du Canada étant triplée par la guerre, il faudra augmenter le nombre des contribuables pour la payer ;
(La payer à qui ? Les Canadiens auront fait la guerre avec leur sang, leur travail, leur matériel : a qui devront-ils donc la payer après cela ?)
4. Parce que les trois provinces de l'Ouest ont été réduites à la mendicité officielle de 1930 à 1936, pour avoir produit plus de blé que les Canadiens n'en peuvent consommer ; (cette fois, c'est sûrement à des mangeurs, non à des producteurs, que M. Harvey veut faire ouvrir les portes) ;
5. Parce que nous avons de longues lignes de chemin de fer et pas assez de trafic pour les alimenter ; (Quiconque voyage tant soit peu de ce temps-ci s'aperçoit que la guerre, en mettant de l'argent en circulation, alimente passablement le trafic des chemins de fer. Peut-être, au lieu de réclamer l'immigration, ferait-on aussi bien de réclamer, comme les créditistes, de l'argent pour ceux qui sont déjà au pays ?) ;
6. Parce que, tout en étant le cinquième pays exportateur au monde, nous manquons du marché domestique ; (Là encore, ce sont des consommateurs qu'il faut ! Il est vrai que bon nombre des consommateurs domestiques actuels se privent ; mais laissons jeûner les Canadiens et invitons les apatrides et autres étrangers à se mettre à table chez nous, ça réglera le problème ! ) ;
7. Parce que la prospérité de l'agriculture ne peut être assurée que par la multiplication de centres ouvriers qui consommeront les denrées alimentaires. (Pourquoi pas, plus simplement, prêcher le dépeuplement des campagnes et le peuplement des villes ?)
Comme quoi, tout s'enchaîne : Faisons une guerre pour nous endetter ; puis faisons de l'immigration pour payer nos dettes. La guerre a l'avantage de diminuer le nombre de Canadiens, et l'immigration aura l'avantage de noyer les Canadiens qui restent... On est patriote au Jour !