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La rançon de la délivrance

Louis Even le lundi, 15 mars 1943. Dans Réflexions

Un peuple à délivrer

Expressions courantes : Le peuple opprimé at­tend un sauveur... Nous allons délivrer le peuple de l'emprise des trusts... Il faut sauver la provin­ce... Notre programme délivrera le peuple de sa misère... Etc., etc.

Il y a réellement un peuple à délivrer. Mais ce même peuple-là en a tellement entendu, de ces for­mules éloquentes et attendries, qu'il en est blasé. On le trouve de plus en plus, ou résigné à son sort de brebis tondue, ou prêt à suivre des casseurs de vitres.

Il ne croit plus aux paroles : qui peut l'en blâ­mer, après que tant de politiciens ont tant profané le verbe ?

Aujourd'hui encore, qui voit-on se pencher sur des chartes et sur des plans pour préparer l'ordre nouveau de l'après-tuerie, sinon ceux mêmes qui ont pataugé toute leur vie dans l'ordre ancien et n'ont jamais rien donné au peuple que des phrases ronflantes et stériles, en attendant l'appel des ca­nons et les décrets, de rationnement ?

La rançon du peuple

Si le peuple se sent porté à devenir casseur de vitres, ce n'est, après tout, que la juste constata­tion qu'il doit compter sur lui-même plus que sur les emberlificoteurs.

Il doit compter sur lui-même, et ceux qui le lui rappellent lui rendent grand service. Il y a la ma­nière, et ceux qui l'instruisent dans les lignes de la vérité sont ses bienfaiteurs.

Lorsque des discoureurs disent au peuple : Nous allons vous sauver !  —  le peuple, cent fois trompé déjà, a bien raison de tourner la tête : ce ne sont pas ceux-là qui le sortiront de son harnais.

Lorsque d'autres disent au peuple : Mettez-vous ensemble et sauvez-vous vous-mêmes  —  c'est déjà différent.

Lorsque les victimes commencent à se rassem­bler, à étudier leurs problèmes, et surtout à faire des sacrifices pour les résoudre  —  elles sont sur la bonne voie.

L'étude, l'initiative, l'union, le sacrifice, sont cer­tainement la rançon de la délivrance pour ceux que l'ignorance, l'apathie, la discorde et la lâcheté ont livrés aux mains des exploiteurs.

Et la rançon des libérateurs ?

Mais nous voudrions insister aujourd'hui, non pas tant sur la rançon à payer par le peuple qui veut se libérer, que sur la rançon à payer par ceux qui se présentent comme libérateurs du peuple.

S'il faut, en effet, que le peuple se prenne lui-même en main pour sortir de ses chaînes, il lui faut tout de même des guides, des conducteurs. Et il ne manque pas d'hommes qui se croient sincèrement appelés à cette mission de libérateurs de leurs frè­res.

Aux farceurs, aux hypocrites, aux acteurs, qui sont les premiers à ne pas croire à ce qu'ils disent, qui couvrent d'une rhétorique vertueuse la pour­suite de leurs fins égoïstes, nous n'avons rien à con­seiller. Une seule chose leur convient : l'anathème. Le plus vite ils disparaîtront de la scène, le mieux ce sera, pour leur véritable bien et pour celui des autres.

Mais aux hommes sincères, à ceux qui, même après un passé qui ne fut pas parfait, cherchent réellement à libérer le peuple, nous nous permet­trons une question : Où est la rançon de votre rôle de libérateur ?

Si la délivrance exige une rançon de la part des victimes, parce que les victimes ne sont pas tout à fait innocentes de leur situation, la délivrance exi­ge surtout une rançon de la part des sauveurs, mê­me si ces sauveurs ne sont coupables d'aucune fau­te. Toute l'histoire est là pour le démontrer. L'his­toire des insuccès, l'histoire des succès passagers et l'histoire des succès durables. L'histoire des abandons, l'histoire des libérations avortées et l'histoire des libérations réussies.

Se livrer, pour délivrer

Les hommes ne sont certainement pas plus fins que le bon Dieu. Ils ne peuvent certainement pas prétendre découvrir des méthodes plus sages, plus efficaces pour sauver leurs frères que la méthode employée par le Sauveur des hommes.

Le Fils de Dieu n'est-il pas descendu des splen­deurs de sa gloire ? Ne s'est-il pas fait homme et n'a-t-il pas vécu comme un homme, avec les hom­mes, pour sauver les hommes ? Ne s'est-il pas hu­milié ? Ne s'est-il pas livré tout entier pour ceux qu'il voulait sauver ? Et jusqu'où n'est pas allé son sacrifice ? Si la mission du Sauveur avait pris fin avec le triomphe populaire du Dimanche des Ra­meaux, le monde serait-il sauvé ?

Jeanne d'Arc n'a-t-elle pas tout quitté lors­qu'elle a reçu la mission de délivrer la France ? À quelle vie dure, inaccoutumée pour elle, ne s'est-elle pas livrée ? Les défections autour d'elle, l'aban­don par ceux qui lui devaient leur salut, ne l'ont pas arrêtée. Et ce n'est ni par un Siège au parle­ment, ni par une fonction de premier-ministre, pas même par le sacre de son roi à Reims, mais par la disgrâce et par le bûcher qu'elle a parfait sa mis­sion.

Se livrer, pour délivrer : ce sera toujours la mé­thode infaillible. Nous doutons fort qu'il en existe d'autre capable de donner des résultats, même en 1943.

Libérateurs de 1943

Libérateurs de 1943, quelle rançon offrez-vous pour la délivrance du peuple de votre pays ?

Vous lui demandez de voter pour vous, de vous confier les rênes du gouvernement. D'autres l'ont fait avant vous. D'autres ont fait les mêmes beaux discours, les mêmes promesses que vous. Les uns ont reçu le mandat qu'ils demandaient, mais ils n'ont point libéré le peuple. D'autres n'ont pas été écoutés, ils n'ont point obtenu le pouvoir qu'ils sollicitaient, et ils jettent sur le peuple le blâme du prolongement de sa misère.

Ces derniers ont-ils bien raison ? Sont-ils allés jusqu'au bout pour sauver le peuple ? Le fait de s'être retirés sous leur tente parce qu'ils n'avaient pas eu le scrutin électoral en leur faveur ne prouve-t-il pas qu'il leur manquait quelque chose ? Ils se sont donnés un temps, puis, dégoûtés ou découra­gés, ils se sont repris. On appelle cela se prêter, non pas se livrer.

La rançon des sauveurs doit être autrement con­sidérable que la rançon des sauvés. Qu'a-t-elle été, votre rançon, messieurs les libérateurs déconcertés des huit dernières années ? Qu'est-elle, votre ran­çon, messieurs qui vous présentez en libérateurs aujourd'hui ?

Vous parlez à la radio, vous écrivez dans les jour­naux, vous faites des discours en assemblées publi­ques bien annoncées. C'est très bien, cela, et s'il n'était question que de prêcher, vous pourriez ar­rêter là. Mais il est question de racheter, de déli­vrer : il faut plus que cela.

Jamais les applaudissements ne suffiront pour racheter un peuple, même si c'est vous qui êtes applaudi, même si ce sont vos accents qui soulèvent les foules. Jamais une élection, si à votre goût soit-elle, ne suffira pour racheter un peuple. La dispro­portion entre le mal et ce genre d'expiation est trop considérable.

Savoir descendre

Sortez de votre tour d'ivoire et allez au peuple, et restez avec lui. Sortir de votre tour d'ivoire, ce n'est pas laisser votre bureau d'avocat, ou de no­taire, ou de médecin, ou de journaliste, une fois par semaine pour y rentrer couvert de gloire.

Allez au peuple, non pas pour l'éblouir, mais pour l'éclairer ; non pas pour vous, mais pour lui.

Pour lui, entendez-vous, non pas pour vous-mê­me. Si donc le peuple vous a repoussé, s'il vous re­pousse encore, s'il ne vous hisse pas sur les colli­nes parlementaires, il vous reste tout de même exactement la même tâche à accomplir. Ce n'est pas pour vous que vous alliez à lui, mais pour lui, pour l'éclairer ; et vous êtes le premier à dire qu'il ne voit pas clair, qu'il ne sait même pas reconnaître votre bonne volonté. Raison de plus de continuer à l'instruire, raison de moins de rentrer dans votre tour d'ivoire.

Savoir s'appauvrir et souffrir

Quel prix êtes-vous prêt à payer pour la rançon du peuple qui a tant l'air de vous intéresser ?

Un aspirant-sauveur du peuple de Nouvelle-France nous disait un jour : "Ah ! le peuple n'a pas encore assez souffert pour comprendre !"

Peut-être. Mais est-ce bien le peuple qui n'a pas assez souffert, ou n'est-ce pas vous-même, monsieur le sauveur, qui n'avez pas su assez souffrir ?

Le peuple a souffert. Des milliers et des milliers d'enfants, de jeunes, de pères et mères de familles, d'ouvriers en chômage, de colons abandonnés dans le bois, ont souffert, beaucoup souffert, et long­temps. Il y a eu faute chez ce peuple, entendu. Mais il y a eu aussi faute, beaucoup de faute, chez ses politiciens  —  qui ne l'admettra pas ?

Le peuple a souffert pour expier les fautes du peuple. Les politiciens nouveaux ont-ils beaucoup souffert pour expier les fautes des politiciens an­ciens ?

Répondez, aspirants libérateurs de 1943.

Vous voulez sauver un peuple volé de son pa­trimoine et réduit à la pauvreté. À quoi renoncez-vous personnellement pour cela ? Vous faites-vous pauvres pour sauver les pauvres ? Il n'est pas ques­tion de vous mettre dans l'indigence et de travail­ler moins efficacement. Mais êtes-vous prêt à bais­ser votre niveau de vie pour mieux aider aux au­tres à hausser le leur ?

Y êtes-vous prêt ? En avez-vous fait l'expérien­ce ? L'expérience dans votre chair, à votre table, dans votre garde-robe ?

Le Christ n'a pas fait mine de se faire homme, il s'est fait homme. Jeanne d'Arc n'a pas fait mine de se faire soldat, elle a porté les armes. Et ni le Christ, ni Jeanne d'Arc ne retournaient, l'un à son ciel, l'autre à son foyer, après une sortie de fin de semaine.

Il y a des degrés, direz-vous. Oui. Mais, êtes-vous des sauveurs de peuple, ou de simples touristes de tribune ? Êtes-vous des rénovateurs ou de simples badigeonneurs ?

Et le peuple s'y trompe de moins en moins. S'il n'a pas toujours la force de répondre et le courage de suivre, il sait tout de même qui va réellement à lui, qui parle son langage, quel cœur bat avec le sien.

Mais quand même le peuple, aveuglé, tuerait ses meilleurs prophètes, quand même il crucifierait ceux qui se livrent pour lui, si la rançon de la déli­vrance doit aller jusque-là, le véritable libérateur est prêt à payer toute cette rançon.

Se livrer, pour délivrer...

Ainsi envisagées, les vocations de libérateurs peuvent être moins nombreuses. Mais il a suffi d'une Pucelle de dix-sept ans pour relever un peu­ple désespéré, pour délivrer toute une nation des hordes de pillards étrangers. Et nous, du Canada français, ne sommes-nous pas du même sang que cette Pucelle ? "Du sang de France," comme elle disait. Et nous eûmes des ancêtres de cœur, de poigne et de dévouement jusqu'à l'immolation. Et nous ne consentirons jamais à croire que la source de l'héroïsme soit tarie en Nouvelle-France.

Louis Even

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