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L'économique - Le faire nous-mêmes

Louis Even le samedi, 01 novembre 1941. Dans L'économique

Un pont sans péage

Les habitants de Dampierre ont un gros problème à régler.

Dampierre est bâtie sur les deux rives d'un cours d'eau. Pour passer d'une partie à l'autre de la ville, il faut traverser la rivière.

Or, le seul moyen mis à la disposition des Dampierrais est un traversier, exploité par une compagnie privée. La compagnie s'est fait octroyer par le gouvernement le droit exclusif d un service de traversier. Elle charge le prix qu'elle veut, fixe les horaires qu'elle veut, sans se soucier aucunement des désirs ou des besoins de la population.

Les Dampierrais ne sont pas satisfaits. Les femmes ne peuvent aller magasiner sur l'autre rive à l'heure qui leur convient. Les enfants arrivent en retard à l'école, ou bien doivent prendre le traversier de si bonne heure qu'ils ne sont pas reposés ; le retour offre les mêmes difficultés. Plusieurs familles doivent se priver de la messe le dimanche pour les mêmes raisons. Des malades attendent trop longtemps le médecin, d'autres meurent sans prêtre, parce que le bateau ne bouge qu'aux heures décrétées par la compagnie. Cette dernière n'existe que pour les profits ; le service est secondaire. Le bateau opère pour faire de l'argent, c'est le but, la fin de l'entreprise ; transporter du monde n'est que le moyen.

Les Dampierrais envoient délégation sur délégation au gouvernement, pour le prier de retirer les privilèges à une compagnie qui les sert mal. Le gouvernement réplique qu'un bail emphytéotique protège ces privilèges pour 99 ans, qu'il ne faut pas détruire l'ordre établi, qu'il faut savoir se priver, retourner aux manières des ancêtres, produire chacun tout pour la subsistance de sa propre famille, ce qui dispensera du commerce avec les autres ; que si des Dampierrais n'y trouvent pas leur compte, il leur reste loisible d'aller s'isoler dans le bois, sous le chapitre de la colonisation. Et cent autres clichés pareils, aux fins de disculper une administration trop lâche pour prendre ses responsabilités. D'ailleurs, le gouvernement emprunte de cette compagnie, c'est sa créancière. Puis cette compagnie et ses subsidiaires voient à ce que la caisse électorale — celle de l'opposition aussi — soit assez bien garnie pour financer les cabales des politiciens. Impossible donc de faire tort à la compagnie.

Que vont faire les Dampierrais ? Changer de gouvernement aux prochaines élections ? Mais ils ont déjà effectué cette opération plus d'une fois, et ils en connaissent l'inutilité. Former un troisième parti et essayer la conquête du pouvoir ? Avec les cabaleurs bien en selle, cela peut prendre deux générations, et qui sait si les hommes nouveaux ne se feront pas ficeler comme les anciens ? Ou, en cas de succès électoral, un gouvernement supérieur, bon serviteur des puissances d'argent, pourra intervenir pour désavouer les actes du gouvernement provincial qui oserait annuler les privilèges de la compagnie.

Si les Dampierrais sont des hommes pratiques et des hommes de cœur, s'ils savent s'entendre tant soit peu sur une question qui les intéresse tous, il nous semble qu'ils vont choisir une autre solution. Simplement, s'organiser pour construire eux-mêmes un pont. Un pont qui n'appartiendra ni à la compagnie privée, ni au gouvernement, ni à un particulier de la place. Un pont qui appartiendra à tout le monde.

Pour cela, il faut que tout le monde soit de la partie dans la construction du pont.

Voilà donc les hommes et les jeunes gens de Dampierre à l'ouvrage, en dehors et en sus de leur travail personnel privé. Les uns vont chercher des fûts dans la forêt ; d'autres les équarissent pour avoir des soliveaux. D'autres apportent des pierres de la carrière. Les uns érigent les piliers, d'autres posent la travée. D'autres goudronnent ou peinturent. D'autres produisent des vivres ou des habits, ou des chaussures, et voient à ce que les travailleurs soient tenus en bon état.

Bref, chacun fait sa part, et le pont de Dampierre est bien la propriété de tous les Dampierrais.

Le pont terminé, chacun traverse à sa guise, à l'heure qui lui plaît, et sans avoir à taxer son porte-monnaie.

En tout cela, les Dampierrais n'ont pas touché aux privilèges de la compagnie privée. Elle peut continuer à son aise l'exploitation de son traversier. Évidemment, tout le monde passera sur le pont, et la compagnie trustarde devra chercher un autre pays plus facile à tondre. Sans être molestée le moins du monde par ces braves gens, elle va tout de même plier bagages et filer sans bruit.

Quant au gouvernement, qu'il demeure ou qu'il change, qu'il soit rouge ou qu'il soit bleu, franc ou hypocrite, ange ou diable, cela ne changera rien au pont des Dampierrais. C'est leur pont, ce n'est pas le pont du gouvernement.

Les Dampierrais ont un pont pour le service, pas pour l'argent. Ils ne l'ont pas construit pour extraire de l'argent des poches, mais pour passer d'un bord à l'autre de la rivière. Et c'est ce qu'ils font à cœur content. Pas de cabane de péage, pas de collecteur en uniforme, pas de billets rouges ou verts : ce luxe est réservé aux ponts d'un gouvernement devenu percepteur pour le compte des trustards de l'argent.

Un système d'argent à nous

Ne sommes-nous pas exactement dans la situation où se trouvaient les habitants de Dampierre avant la construction de leur pont ? Pour faire passer les marchandises du producteur au consommateur, du magasin aux maisons, il faut de l'argent. Or la quantité d'argent allouée à la circulation est déterminée par l'action des banques privées, aux conditions que les banques imposent.

Comme la compagnie du traversier, les banques ont reçu du gouvernement un privilège exclusif : celui d'émettre ou de refuser le crédit. Elles le font sans se soucier du besoin ou non de l'argent entre les mains du public. Plus une marchandise est rare, plus elle a de la valeur. Aussi les banques, qui font le commerce de l'argent, ont-elles soin de voir à ce que l'argent soit rare.

Cela ne fait pas plus l'affaire du public que le mauvais service du traversier ne faisait l'affaire des Dampierrais. Le public récrimine, mais les récriminations ne servent à rien.

Inutile de se plaindre au gouvernement. Il est lié. Le gouvernement n'est élu ni avec des prières, ni avec les sous de ceux qui souffrent, ni même avec des têtes d'électeurs éclairés.

Changer de gouvernement ne donnera rien : l'expérience en a été faite. Pousser un nouveau parti signifie du temps, des dépenses d'argent, avec peu de chances de succès. Puis les ambitions, les cabales. Puis la précarité du nouveau parti, même au pouvoir.

Et pourquoi demander au gouvernement une chose qu'on peut faire soi-même ? Le pont des Dampierrais vaut bien n'importe quel pont du gouvernement. Ils l'ont eu plus vite, et il reste à eux, indépendamment des changements d'administration.

Nous ne sommes pas satisfaits du système d'argent rare des banques. Au lieu de supplier inutilement le gouvernement d'enlever le privilège aux banques et de le prendre pour lui-même, pourquoi ne pas simplement nous faire un système de comptabilité d'échanges, bien à nous ?

Laissons les banques à leur fabrication de dettes, les gouvernements à leurs taxes, les politiciens à leurs cabales ; et bâtissons-nous un système de comptabilité pour échanges entre tous ceux qui, comme les Dampierrais, croient qu'on n'a besoin ni de voleurs, ni de valets, ni de parasites, ni de menteurs, pour établir la confiance mutuelle qui fait accepter l'instrument d'échange.

Les cultivateurs produisent de la nourriture. Les ouvriers produisent des instruments, des habits, des chaussures, etc. Les médecins offrent des services ; les camionneurs, du transport ; les marchands groupent et classent des approvisionnements pour la commodité des consommateurs.

Pour que tout cela marche, pour que les échanges de biens et de services se fassent, il ne faut, disons, qu'un compte au crédit de chacun des intéressés. Si chacun d'eux avait, par exemple, un bon compte de banque, chacun pourrait tirer sur les produits de tous les autres, tout en offrant à tous les autres ses propres produits.

Mais pour que cultivateurs, ouvriers, marchands aient des comptes de banque, if faut d'abord que le chiffre naisse dans une banque, à l'état de dette, avec promesse de le rapporter pour le détruire ou l'interner. Cette condition ralentit le mouvement du chiffre. Les physiciens remarqueraient qu'ici la force centripète l'emporte sur la force centrifuge, puisqu'il faut rapporter tout le chiffre plus son intérêt.

Comment l'argent va-t-il atteindre jusqu'aux extrémités de l'organisme ?

Puis, qu'est-ce que le banquier a donc à faire là-dedans ? Pourquoi lui, qui ne produit rien de ce que les autres veulent, est-il l'arbitre du chiffre qui permet aux véritables producteurs d'échanger leurs produits ? Le banquier, tel qu'il existe, est le premier homme dont la communauté peut facilement se passer.

Si nous, cultivateurs, ouvriers, véhiculeurs, marchands, techniciens, professionnels, si nous nous entendions pour nous tenir des comptes ouverts, à un niveau en rapport avec le total des marchandises et des services que nous produisons, qu'aurions-nous besoin du banquier ?

Mais c'est de s'entendre. C'est de se convaincre que les chiffres convenus dans une association d'hommes intelligents valent bien les chiffres d'un fabricant de dette sur le dos d'hommes intelligents.

C'est à cela que travaillent le journal VERS DEMAIN et l'Institut d'Action Politique. Ils groupent les gens qui réfléchissent. Ils les éclairent. Ils les organisent. Et dès qu'ils seront suffisamment nombreux, instruits, organisés, les abonnés à VERS DEMAIN se feront à eux-mêmes une comptabilité d'échanges.

Ce qui veut dire que les créditistes de la province de Québec vont prendre leur propre système de crédit en main. Et de même que le banquier, en monnayant le crédit de la société, s'est emparé de toute la vie économique et a placé les gouvernements sous son contrôle ; de même aussi, les créditistes, en faisant eux-mêmes l'émission de leur propre crédit, ré-orienteront l'économique vers sa fin et ne tarderont pas à dicter à la politique le service du bien commun.

Dans la prochaine édition, nous montrerons comment peut facilement fonctionner un système de comptabilité d'échanges entre gens renseignés qui, dans l'ensemble, sont capables de produire à peu près tout ce qu'il faut pour répondre aux besoins de tous.

Louis Even

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