Le village de Roc d'Or s'effrite.
Nos lecteurs connaissent l'histoire. Un grand nombre d'entre eux, sans doute, ont protesté, près du ministre des Terres et des Forêts, contre l'ordre de déguerpir intimé aux familles de Roc d'Or.
Les télégrammes, les listes de signatures de protestation, auraient pu ébranler le gouvernement devant l'exécution brutale dont il menaçait les Rocdoriens. Mais, pour ne pas avoir le dessous, sans recourir à la manière forte, il a fait jouer les vexations, les menaces, la division, le mercantilisme.
On a commencé par bousculer sommairement les derniers arrivés, ou ceux qui s'étaient permis de déménager, de changer de maisons sous l'ère de surveillance de la police. Pour les autres, on a exercé du chantage ou des pressions de toutes sortes.
Pour, le cas des premiers, voici un fait à titre d'exemple :
M. Thomas Désilets demeurait à Roc d'Or depuis plus de six ans. Comme son "schack" était trop petit, il s'est acheté, à la mi-juin dernier, une petite bâtisse et s'y est installé avec ses meubles.
Deux semaines plus tard, le garde-forestier Gagné entrait chez lui et lui donnait ordre de partir avant le 9 août. Si d'ici là, il ne vidait pas les lieux, ou ne transportait sa maison à Malartic, des procédures seraient prises contre lui.
M. Désilets répond qu'il admet l'idée de déménager, mais pas immédiatement ; il vient d'acheter et il n'a pas le moyen de transporter sa maison tout de suite. Mais le chef de police Beaudoin ne veut entendre aucune raison. Il faudra filer avant le 9 août au soir.
Ceci ne se passe pas en Allemagne, mais dans la province de Québec.
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Voici maintenant un extrait de lettre de M. Henri Arpin, résident de Roc d'Or :
"Les polices font pression sur les gens afin de les décourager. Ils prennent toutes sortes de tournures.
"Une semaine, ils nous disent que la semaine suivante ils ne fourniront plus le tracteur et le bois pour déménager les bâtisses.
"La semaine suivante, ils nous disent que c'est notre dernière semaine, que tout va être saisi.
"Chaque semaine, ils nous disent qu'un nouvel ordre vient d'arriver de Québec, et que c'est le final.
"Les gens sont pris de panique. Ils partent les uns après les autres. Déjà trente-cinq maisons sont déménagées. Une vingtaine d'autres sont prêtes à partir. Les tracteurs ne suffisent plus.
"Pour ceux qui ne sont pas trop braves, la police les intimide facilement et ils partent d'eux-mêmes. Quant à ceux qui sont bien déterminés à ne pas bouger, les autorités envoient des gens les acheter. Autant que possible, ils achètent les plus belles maisons ; il ne va bientôt plus rester que des "camps" habités par des pauvres sans moyens de résistance.
"C'est triste d'avoir ainsi à quitter un village auquel on était attaché par plusieurs années de résidence.
"Comment se fait-il qu'on nous chasse ainsi, après nous avoir laissés nous installer, nous bâtir et améliorer les abords de nos maisons ?
"J'ai en mains des reçus de mesurage de bois, signés par le garde-forestier, qui donnait droit de bâtir des "camps" sur les lieux dont on nous chasse aujourd'hui. J'ai également la liste d'une trentaine de marchands, avec leurs numéros de licence, leur donnant droit de tenir commerce ici et de vendre.
"Est-ce que tous ces permis et ces licences ne valaient qu'un chiffon de papier ? Selon moi, il doit y avoir des intérêts privés derrière cela."
Nous ne serions pas surpris, en effet, qu'il y eût derrière cette affaire des intérêts privés inavoués. Il est difficile de voir en quoi l'installation de ces deux cents familles à Roc d'Or, pendant sept années, a nui au public, à vous, à moi, les propriétaires des terres de la Couronne.
Il est aussi à remarquer que, lorsque certains personnages de Malartic venaient à Québec, les ordres de déguerpir donnés aux gens de Roc d'Or se faisaient plus fermes et plus pressants.
Pourquoi aussi, après les nombreuses protestations qui ont plu de tous côtés, le ministre Hamel ne produit-il pas tout le dossier de l'affaire de Roc d'Or, s'il a de si bonnes raisons de passer outre ? Y a-t-il quelque chose pas très montrable ? On sera porté à le croire.
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Il reste que des familles canadiennes-françaises, des gens honnêtes et tranquilles, sont bouleversés, saignés dans leurs ressources, contraints à assumer des dépenses plus considérables pour leur logement. Et les ordres ne sont venus ni de Hitler, ni de Staline, ni par la gestapo allemande, ni par la guépéou russe. Les ordres sont venus du gouvernement canadien-français de Québec, transmis par des gardes-forestiers canadiens-français, et leur exécution confiée à des agents de police canadiens-français.
Une belle page à l'histoire de l'administration du premier ministre Adélard Godbout et du ministre des Terres et Forêts, l'hon. Wilfrid Hamel !
On s'en souviendra. Les Rocdoriens dispersés s'en souviendront. Les électeurs de l'Abitibi s'en souviendront. L'Union des Électeurs de Nouvelle-France s'en souviendra.
Et "Vers Demain" reparlera de Roc d'Or.