(Dédié aux fervents de l'immigration)
AUX ÉDITEURS DE LA GAZETTE
En lisant un de vos derniers numéros, j'apprends que le gouvernement de la métropole (Angleterre) ne souffrira pas que nos assemblées mal éclairées fassent des lois pour empêcher ou décourager l'importation des repris de justice de Grande-Bretagne. Et cela pour une raison obligeante : "De telles lois seraient contre l'utilité publique, car elles tendraient à entraver l'amélioration et le peuplement des colonies".
Une sollicitude si tendre et si maternelle, de la part de notre mère-patrie pour le bien de ses enfants, réclame la plus parfaite réciprocité, au nom de la gratitude et du devoir.
Tout le monde en convient. Mais, dit-on, dans les circonstances actuelles, il nous est absolument impossible de rendre la pareille à notre généreuse bienfaitrice.
Je le reconnais. Tout de même, faisons un effort. Un effort, c'est déjà quelque chose pour montrer nos dispositions reconnaissantes.
Dans certaines parties de nos provinces, il se trouve quantité de reptiles venimeux appelés serpents à sonnettes. Ce sont des malfaiteurs reconnus, depuis le commencement du monde. Aussi, chaque fois que nous les rencontrons, nous les mettons à mort, accomplissant la vieille loi : "Tu lui écraseras la tête."
Mais c'est une loi sanguinaire et qui peut paraître trop cruelle. Puis, si méchantes que soient ces créatures chez nous, il peut arriver qu'elles changeraient leur nature si elles changeaient de climat. Je propose donc humblement que cette sentence générale de mort soit commuée en sentence de déportation.
Au printemps, lorsque les premiers serpents sortent de leurs trous, ils sont faibles, lourdauds, lents, faciles à capturer. Et si l'on octroyait une petite prime par tête, on pourrait en cueillir quelques milliers chaque année et les transporter en Angleterre.
Là, je propose qu'on les distribue soigneusement dans le Parc St. James, dans les "spring-gardens" et autres lieux de plaisir de Londres ; dans les jardins de tous les nobles et gentilshommes du pays ; mais particulièrement dans les jardins du premier-ministre, des Lords du Commerce et des membres du Parlement — parce que c'est à eux que nous devons le plus de reconnaissance.
Il n'existe pas de projet humain si parfait qu'il ne s'y mêle des inconvénients. Cependant, lorsque les avantages l'emportent, le projet est jugé raisonnable et digne d'exécution.
Ainsi, nous avons objecté les inconvénients de la bonne et sage loi du Parlement anglais, en vertu de laquelle les prisons et donjons de la Grande-Bretagne versent leur contenu dans nos colonies. Nous avons fait remarquer que ces voleurs et ces mécréants, introduits chez nous, gâtent la morale de la jeunesse des localités où ils vivent et qu'ils commettent plusieurs crimes horribles.
Mais, répond-on, l'intérêt privé ne doit pas entraver l'utilité publique.
Notre mère Angleterre sait ce qui est le mieux pour nous. Qu'est-ce qu'un cambriolage de maison, une dévalisation de magasin, un vol de grand chemin ; qu'est-ce qu'un fils corrompu de temps en temps, pendu même ; qu'est-ce qu'une fille débauchée et contaminée, une femme poignardée, un mari égorgé, ou la cervelle d'un enfant répandue sous un coup de hache ; qu'est-ce que toutes ces petites choses-là, comparées à "l'amélioration et au peuplement des colonies" ?
De même, concernant mon projet, on peut fort bien objecter que le serpent à sonnettes est une créature très vicieuse, et que son changement de nature avec un changement de climat est une pure supposition, qui n'a pas encore été confirmée par les faits.
Soit. Mais il y a des avantages à tirer de ces défauts du serpent. Est-ce que l'exemple n'est pas plus éloquent que le précepte ? Est-ce que nos honnêtes et rudes gentilshommes anglais, en se familiarisant avec ces reptiles, ne peuvent pas apprendre à ramper, à insinuer, à baver, à se faufiler (et peut-être à empoisonner ceux qui leur barrent la route), toutes qualités qui ne manquent pas d'être fort avantageuses à des courtisans ?
En face de "ces améliorations et de cette utilité publique", qu'est-ce qu'un enfant tué de temps en temps par leur morsure venimeuse ou même un petit chien favori de salon ?
J'ajouterai seulement que cette exportation de criminels de la métropole aux colonies peut être considérée, non seulement comme une faveur, mais aussi comme un commerce. Or tout commerce implique un retour. La justice le réclame, et il ne peut y avoir de commerce sans cela.
Eh bien, les serpents à sonnettes semblent l'échange le mieux approprié contre les serpents humains qui nous sont envoyés par notre mère-patrie. En cela, cependant, comme en toute autre branche du commerce, elle aura un avantage sur nous. Elle tirera des bénéfices égaux, sans un risque égal d'inconvénient et de dangers. Car le serpent à sonnettes signale son approche avant d'accomplir son forfait ; ce que le criminel ne fait pas.
Votre tout dévoué,
AMERICANUS (Pennsylvania Gazette, 9 mai 1751 )
— Extrait de l'Autobiographie de Benjamin Franklin.