Les vainqueurs imposeront-ils des réparations, des indemnités aux vaincus, au sortir de la présente guerre ?
Parlant à la Chambre des Communes anglaises le 3 octobre, Churchill dit :
"Aucune décision n'a encore été prise à ce sujet. Nous avons une grande expérience sur la question. Après la dernière guerre, les Allemands furent appelés à payer une annuité fixe de 500 millions de dollars en or et une annuité variable de 26 pour cent de la valeur de leurs exportations (annuité, donc chaque année).
"Ces chiffres furent plus tard réduits à presque rien. De plus, des prêts de 10,000 millions de dollars furent consentis aux Allemands par les États-Unis et, jusqu'à un certain point, par le public anglais. Pas un sou de ces prêts n'a été remboursé, et dans l'ensemble, les Allemands se sont mieux tirés que les Anglais".
De fait, en 1919, Lloyd George annonçait à la Chambre que l'Allemagne devrait payer un total de 120 milliards (dollars). En 1922, l'accord de Londres abaissa ce montant à 33 milliards. En 1924, le Plan Dawes l'établit aux annuités supposées perpétuelles, mentionnées par Churchill. En 1930, les annuités furent changées en mensualités (chaque mois), le montant étant très diminué et la période ramenée de la perpétuité à 58 ans. L'Allemagne aurait été quitte, en 1988.
Mais, le Plan Young fut vite suivi du moratoire Hoover qui suspendait tout paiement et, un peu plus tard, de la répudiation Hitler qui refusait définitivement tout paiement.
Et tout cela n'a pas l'air d'émouvoir beaucoup Churchill. Il a raison. Ceux qui jappent pour des réparations jappent pour une chose qu'ils seront les premiers à refuser.
Sous notre système, en effet, les indemnités entre nations industrialisées punissent, non pas ceux qui les paient, mais ceux qui les reçoivent.
Analysez la chose tant soit peu.
Qu'est-ce que l'Allemagne peut fournir en fait d'indemnités ? De l'or, ou des marks allemands, ou des marchandises allemandes, ou de la main-d'œuvre allemande.
Pour fournir de l'or, il faut en avoir. Pour en avoir, quand le sol national n'en fournit pas et que les colonies sont aliénées, il faut évidemment en obtenir d'autres nations. Pour en obtenir d'autres nations, il faut le payer, soit en marks allemands, soit en produits allemands, soit en travail allemand. Et nous voilà réduits aux trois derniers moyens : marks, produits ou main-d'œuvre d'Allemagne.
Payer en marks allemands, c'est donner aux pays créanciers des droits sur les produits allemands, ou des moyens de payer de la main-d'œuvre allemande. Et nous voilà réduits aux deux derniers moyens : produits ou main-d'œuvre d'Allemagne.
Mais quel pays industrialisé est prêt à accepter les produits allemands ou les ouvriers allemands ? Sous notre système économique, où ceux qui ne travaillent pas n'ont aucun revenu, personne ne veut accepter les produits ou les ouvriers des autres pays.
Demandez donc aux Allemands, après la guerre, d'envoyer leurs maçons et leurs charpentiers réparer les maisons détruites à Londres : vous entendrez immédiatement les protestations des unions ouvrières anglaises : Allons-nous chômer et crever de faim pendant que les étrangers prennent nos places sur les chantiers du travail ?
La tendance de tous les pays industrialisés est justement de refuser les produits et le travail des autres pays.
Tous les pays industrialisés cherchent à exporter plus qu'ils importent. Tous veulent sortir de leur pays plus de choses qu'ils n'y laissent entrer. Tous veulent avoir ce qu'ils appellent une balance de commerce favorable. Tous, en temps normal, élèvent des barrières contre les produits qui veulent entrer et favorisent par des octrois les produits qui veulent sortir.
Churchill remarque que l'Allemagne n'a pas remboursé un sou sur les emprunts faits aux États-Unis et en Angleterre. Mais c'est tant mieux pour les masses anglaises et américaines, du moins sous les règles actuelles du jeu.
Lorsque les financiers prêtaient des dollars américains à l'Allemagne, cela permettait à l'Allemagne d'acheter des produits américains, ou d'acheter d'autres nations des produits que ces nations remplaçaient par des produits américains. Cela diminuait d'autant le nombre considérable des chômeurs américains.
Pour que l'Allemagne put rembourser des dollars américains, il lui fallait d'abord vendre, directement ou indirectement, aux États-Unis, et chaque remboursement aurait nécessité d'abord un peu plus de chômage aux États-Unis.
Cette anomalie n'est pas nouvelle. Il y a une vingtaine d'années, le major Douglas l'exposait dans ses ouvrages sur le Crédit Social : Londres prêtait de l'argent anglais au Chili pour acheter des cannonnières construites dans les chantiers maritimes anglais. Et cela permettait aux ouvriers anglais d'acheter les produits accumulés dans leur propre pays.
Sans ces prêts, les constructeurs anglais auraient chômé.
Il eût sans doute été plus simple de distribuer ces mêmes argents en dividendes aux Anglais pour se servir de l'abondance de leur pays, sans avoir à construire des bateaux pour un pays étranger. Mais ç'aurait été contre les règlements actuels, ç'aurait été l'introduction du Crédit Social.
Les journaux du 14 septembre donnaient quelques-unes des clauses de l'armistice conclu entre la Russie et la Roumanie. Ceux du 20 septembre, les clauses imposées par la Russie à la Finlande.
Dans les deux cas, une indemnité doit être payée à la Russie.
La Roumanie s'engage à une indemnité de 300 millions (dollars), échelonnée sur une période de six années, et payable à la Russie en marchandises, munitions ou équipement industriel.
La Finlande s'engage à payer à la Russie le même montant, 300 millions, en six années aussi, mais en dollars américains.
Voici donc deux armistices accompagnés d'une réclamation d'indemnités par le vainqueur. Comment accorder cela avec les réflexions qui précèdent ?
La Russie n'est pas, comme l'Angleterre, la France, les États-Unis ou le Canada, un pays à surplus, mais un pays où l'on manque de produits et d'outillage industriel.
La Russie des Tsars était en retard de deux siècles sur le reste de l'Europe. Les masses russes vivaient dans une extrême pauvreté.
Ce n'est guère qu'après l'alliance franco-russe de 1896 qu'une certaine industrialisation commença en Russie. La France voulait préparer sa revanche sur l'Allemagne qui l'avait battue en 1870. Les épargnants français avaient des capitaux à placer. La Russie offrait un champ inexploité, vaste en richesses naturelles et en possibilités productives. L'épargne française prit le chemin de la Russie, mais surtout pour des entreprises dirigées vers la production de matériel de guerre.
En 1917, la révolution bolchéviste mit fin au régime des tsars. Après un cahot formidable, dans lequel sombrèrent des millions de vies humaines, les nouveaux maîtres de la Russie entreprirent de grands programmes collectifs d'industrialisation. Ce fut l'ère des plans de cinq ans, sous le dictateur Staline.
Mais, malgré les améliorations dans certains centres, avec l'aide de la machinerie moderne, la Russie reste un pays de production insuffisante pour un niveau de vie même bien en-dessous du niveau de vie prévalant au Canada.
Aussi, les produits étrangers et le matériel étranger sont-ils bienvenus en Russie. La Russie n'a pas à craindre le chômage de sitôt, mais souffre plutôt de manque de main-d'œuvre et de machines.
La Russie est donc logique en demandant des machines et des produits à la Roumanie.
Si la Russie ne demande pas à la Finlande des produits, mais des dollars américains, c'est sans doute parce que les produits de la Finlande ne l'intéressent pas : elle en a assez de semblables. Mais les produits américains, l'outillage américain, intéressent les Russes, et ils pourront les acheter avec des dollars américains. Ils demandent donc à leur vaincu, à la Finlande, de leur procurer des dollars américains.
Pour avoir des dollars américains, la Finlande devra vendre des produits aux États-Unis, ou à d'autres pays qui vendront les leurs aux États-Unis. Quel effet cela aura-t-il sur le travail américain ? C'est aux Américains à y voir.
Selon nous, cette indemnité de la Finlande à la Russie, en dollars américains, va punir les Américains, à moins qu'on change le régime monétaire et que l'arrivée de produits étrangers aux États-Unis ne fasse pas des chômeurs sans le sous, mais des citoyens à loisirs bénéficiant de dividendes.
Des indemnités peuvent donc être de mise lorsque le vainqueur est un pauvre, mais non pas lorsqu'il est un riche.
Pour mieux saisir ce point, supposons qu'il s'agisse du Canada et de l'Allemagne. Et que le Canada, ayant écrasé l'Allemagne, s'imagine de lui faire payer une indemnité.
Si nous demandons de l'or, l'Allemagne va nous répondre qu'elle n'en a point, mais qu'elle est prête à envoyer des Allemands en extraire dans les mines du nord québecois ou ontarien. Qui va accepter cela ?
Si nous demandons des marks allemands, qu'allons-nous faire avec cela ? Acheter des produits allemands ? Vous allez avoir un beau chahut parmi les cultivateurs, les industriels et les ouvriers !
Faire venir des travailleurs d'Allemagne pour travailler gratuitement pour le Canada ? Il faudra toujours bien les faire vivre, ou ils mourront et ne travailleront pas. Puis, si nous les faisons travailler, même sans salaire, que vont faire nos Canadiens ? Est-ce que les gouvernements ne sont pas déjà pris par-dessus la tête à préparer des plans d'embauchage intégral pour tous les Canadiens après la guerre ? S'il faut inclure les travailleurs étrangers dans le programme, sûrement tous les promoteurs de plans vont donner leur démission.
Comme quoi la question de réparations, d'indemnités, entre pays industrialisés, fait ressortir l'absurdité du régime qui oblige à l'emploi pour avoir le droit de vivre, même quand les produits sont déjà en excès.
Churchill peut rire des indemnités. Et les Canadiens, les Anglais ou les Américains qui prendraient au sérieux la demande d'une indemnité feront rire d'eux. À moins qu'on sorte de la guerre pour entrer dans le Crédit Social : alors les indemnités des vaincus aux vainqueurs permettraient aux vainqueurs d'augmenter leur dividende national, pendant que les vaincus fourniraient les produits pour répondre à ces dividendes.
Sous une économie créditiste, les indemnités seraient réellement des indemnités. On pourrait discuter de l'opportunité ou de l'inopportunité d'infliger cette punition aux vaincus, et de la période recommandable. Mais au moins, on serait dans le domaine de la logique, non plus dans les anomalies d'un régime où l'abondance est l'ennemi.
Gabriel LACASSE