En 1935, il n'était pas beaucoup question de réforme monétaire au Canada, excepté dans les plaines de l'ouest. Le chômage régnait en maître partout et la misère, visible sur les corps, tenaillait secrètement les esprits. Dans mon entourage du temps, beaucoup de catholiques accusaient le clergé de se faire du capital à leurs dépens et les Témoins de Jéhovah ne manquaient pas l'occasion de tendre des filets dans un champ d'exploitation aussi fertile. Pour contrebalancer cette propagande néfaste, les curés ne pouvaient mieux faire que de mettre en garde ceux qui allaient encore à la messe. C'était triste de voir ainsi s'effriter la foi et la tradition dans un remous d'incompréhension et de haine injustifiée.
À cette époque, si je savais que le cinq sous qu'on donne à la quête n'appauvrit pas, j'ignorais par contre tout de l'argent et du problème monétaire. Certes, j'avais appris au collège de fort belles choses, entre autres l'anglais, qu'on dit être un remède à tous les maux, mais il n'y avait eu là personne, parmi tant de savants professeurs, qui eût pu nous éclairer sur le mécanisme de la monnaie. Ce n'était d'ailleurs pas la mode de parler de çette vilaine chose qu'est l'argent et je suis entré dans le vaste monde avec le désir d'en gagner beaucoup, sans savoir d'où il venait et qui se chargeait de le dispenser aux mortels.
Je concède qu'il ne faille pas trop mêler le matérialisme aux fleurs de rhétorique, mais j'ai appris d'expérience que l'argent donne plus sûrement à manger que la connaissance du grec et du latin. L'instruction embellit l'existence et facilite la lutte pour la vie, c'est vrai ; mais à quelque classe que nous appartenions, le marchand nous réclame paiement des commandes qu'il nous livre et le Chinois téléphone à la police si nous refusons de le dédommager pour le repas qu'il nous a servi.
En 1935 donc, ténèbres opaques sur les questions monétaires. L'éclair vint de l'Alberta, en ce qui me concerne. William Aberhart, dont on a fleuri la tombe et la mémoire à qui mieux mieux tout récemment, passait alors dans la grosse presse pour un halluciné, un utopiste, un maniaque dangereux, quoi ! Je lisais la grosse presse, non seulement sur les lignes, mais entre les lignes aussi, heureusement, et je ne pus croire que la population de l'Alberta se fût donnée un premier ministre à mettre en cage.
Par un hasard assez curieux il me tomba dans le même temps sous la main trois numéros du "Moniteur", de Gardenvale. Oublierai-je jamais quelle révélation ce fut pour moi ? J'avais là sous les yeux, en blanc et noir, l'explication de la misère au sein de l'abondance. Et dire que j'avais découvert tout cela dans une humble revue qu'un voisin m'avait prêtée ! En vérité ce n'était guère flatteur pour nos maisons d'enseignement avancé.
Le "Moniteur", premier professeur à étaler à ma vue les crimes de la haute finance. Ah ! que jamais le feu ne dévore ou des mains profanes ne dispersent les vieux numéros que je conserve dans un tiroir et que je feuillette encore les soirs où je sens la société glisser davantage vers le socialisme !
Il fallait au "Moniteur" un successeur qui se chargeât non seulement de dénoncer le vice monétaire mais aussi de prêcher une doctrine salvatrice. C'est alors que M. Louis Even lança les humbles "Cahiers du Crédit Social". Véritable aubaine pour ceux qui voulaient s'instruire à bon marché et qui soupiraient après des cours plus fréquents !
Les "Cahiers" et la doctrine firent rire, gloser, croire ou comprendre, selon les milieux où ils tombaient. Les uns se moquaient de leur chétive apparence ; d'autres en dépeçaient le contenu à grands coups de dents ; d'autres se disaient qu'il y avait là en effet des germes de redressement ; d'autres enfin — moins nombreux pour commencer — virent tout à fait clair dans la doctrine et se mirent à l'enseigner dans leur entourage. Efforts d'abord timides, qui dépassèrent bientôt les rangs, puis les paroisses.
Chaque mois, régulièrement, le professeur "Cahiers" allait réchauffer l'ardeur de ses néophytes et entrait plus profondément dans le vif de son sujet de prédilection. La province de Québec eut alors son plus sérieux tressaillement de rénovation matérielle, pour ne pas dire davantage. Faire étudier les Québécois n'était pas chose facile et il appartient à M. Even d'avoir mis entre leurs mains l'outil de leur libération et de leur gloire future.
Plus tard le professeur "Cahiers", mieux récompensé par des élèves de plus en plus nombreux et de plus en plus avides de science créditiste, décida de changer de nom et d'habit et jugea l'heure venue de doubler le nombre de ses cours. Un bon jour, six mille admirateurs le virent apparaître avec le titre prometteur de "Vers Demain" ; un complet plus ample et de plus belle coupe, et une détermination formelle de se présenter, à eux toutes les deux semaines.
Grande joie partout chez les étudiants, mais grand désespoir chez les entrepreneurs de pompes funèbres improvisés. Les financiers et leurs valets inconscients avaient pris toutes les mesures propres à faire sombrer le professeur "Cahiers" dans le ridicule ou dans l'oubli ; et voici que, tel un phœnix, il renaissait plus fort et plus sympathique encore, au point d'en imposer à ceux qui l'auraient vu mourir sans regrets. Suprême revanche du bon sens sur les intérêts mesquins et l'insouciance coupable !
Depuis quatre ans, le professeur "Vers Demain", avec une tenue inattaquable, un esprit indépendant des préoccupations publicitaires, une fidélité et une sincèrité à toute épreuve, bat la marche vers l'émancipation économique de la province et des Canadiens français. Il s'est bâti une renommée grandissante, jusqu'à rendre jaloux ceux qui pendant longtemps ont feint de l'ignorer.
C'est que ce professeur — le mien — a prêché à mots ouverts une doctrine lumineuse et qu'il a daigné descendre au niveau de ceux dont il voulait conquérir la sympathie agissante. Il s'est consacré à la défense du faible contre le fort et, plutôt que de se plier aux exigences de ceux qui ont le scrupule facile, il a persisté à dire qu'une politique de bouts de fossés et d'octrois ne peut tenir lieu de réformes monétaires, quand c'est l'argent qui manque. Aux grands maux les grands remèdes et aux plus grièvement blessés les premiers soins, voilà la logique !
"Vers Demain" a fait tout cela et combien plus ; mais, à mon sens, l'un de ses plus beaux titres de gloire, ce sera d'avoir vulgarisé la "science intouchable" à un prix beaucoup moindre que ces autres professeurs à renommée surfaite, dont tout le talent consiste à manipuler adroitement le fait divers et à accorder une importance tapageuse à des choses vides comme un tambour.
Pour un maigre dollar par an, mon professeur ouvre des horizons, déchire des voiles, fouette des indifférences, secoue des torpeurs, réchauffe des volontés, suscite des dévouements, déjoue des ambitions, démasque des égoïsme, calme des frénésies révolutionnaires et montre dans toute sa laideur la plaie dont se meurt notre civilisation. Oui, un seul petit dollar par an ! Est-ce comparable à ce que nous avons tous payé pour qu'on nous cache la véritable cause du malaise ?
Ah, professeur, vous n'êtes pas chiche, allez, et sur ce point aussi vous renversez les théories de notre ineffable économie orthodoxe ! Pour votre récompense, vous verrez un jour vos milliers d'élèves culbuter l'ignorance, les préjugés et la mauvaise foi et installer le flambeau du bon sens au faîte d'un ordre nouveau plus chrétien et plus humain que celui dont nous parlent les illustres faiseurs de plans internationaux.
TIGAS