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En marge des problèmes d'après-guerre

Maître J.-Ernest Grégoire le mercredi, 01 mars 1944. Dans L'économique

Quels seront les problèmes d'après-guerre ?

Il n'y a pas besoin de grands efforts d'imagina­tion pour se représenter quels seront les problè­mes d'après-guerre.

Les problèmes d'après-guerre seront substan­tiellement les mêmes que les problèmes d'avant-guerre avec seulement, une différence de degré. Et cette différence sera vers le pire.

Ils seront les mêmes, parce que rien n'est arrivé dans notre régime économique pour qu'ils soient différents. Et les causes des difficultés d'avant-guerre sont restées intactes ; ou plutôt elles ont été aggravées pendant la guerre.

On s'est plaint de taudis avant la guerre. La guerre les a-t-elle fait disparaître ?

On s'est plaint de la dislocation des familles par les conditions modernes du pain quotidien. La guerre a-t-elle contribué à refaire les foyers ?

On s'est plaint du chômage amené par la méca­nisation de l'industrie avant la guerre. La machi­ne remplacera encore l'homme après la guerre. La guerre a développé la machine. La guerre se fait avec des machines. L'esprit inventif de l'homme, libéré des entraves financières pendant la guerre, s'est donné libre cours, et la production de guerre augmente plus vite que l'augmentation d'emploi. Ne renvoie-t-on pas déjà des ouvriers des indus­tries de guerre par centaines, parce que le pro­gramme de production est dépassé ?

On s'est plaint de la surabondance de bras avant la guerre. Pas d'emploi pour tant de mon­de ! Après la guerre, malgré les morts et les estro­piés, il y aura encore plus de bras valides offerts, parce que, Dieu merci, il est sorti de nos écoles, chaque année, plus de jeunes que la mort a fauché de soldats.

On s'est plaint de la centralisation de l'indus­trie et de la centralisation de l'argent avant la guerre. La guerre n'a fait qu'accentuer cette cen­tralisation.

On s'est plaint de l'exode rural avant la guerre. La guerre a bondé les villes de ruraux dont un grand nombre ne sera point pressé de retourner aux campagnes.

On se plaignait, avant la guerre, du fardeau croissant des taxes et d'une dette publique de plus en plus lourde. Qu'y a-t-il de changé ? Nous ne nous sommes point battus pour diminuer la dette. Les banquiers, mortels privilégiés qui mettaient l'argent au monde sous forme de dette avant la guerre, n'ont point cessé de mettre l'argent au monde sous forme de dette pendant la guerre. Et les gouvernements, qui avaient pris l'habitude de signer des obligations au lieu de faire l'argent, ont continué de signer des obligations, à un rythme accéléré, pendant la guerre.

Mêmes problèmes donc, et problèmes amplifiés. Est-ce à dire qu'il faille capituler devant la tâche de leur trouver une solution ? Pas du tout. Mais il faudra chercher les solutions dans des formules nouvelles, puisque les formules anciennes ne pou­vaient venir à bout de situations relativement moins graves que celles qui nous attendent.

Les tenants de l'embauchage intégral

Parmi les citoyens et les groupes qui pensent à demain, il y a le groupe dit "Service d'Éducation Sociale" qui, de ce temps-ci, présente à Radio-Canada le programme "Préparons l'Avenir".

Le programme "Préparons l'Avenir" s'échelon­ne sur une série de treize émissions, dont les ti­tres sont significatifs :

Du travail pour tous ? Du travail dans l'indus­trie. Du travail dans l'agriculture. Des travaux publics. Etc. 

Comme on voit, la solution des problèmes d'après-guerre semble résider pour les auteurs dans l'emploi, dans l'embauchage intégral.

Nous venons de dire que l'après-guerre sera la réplique de l'avant-guerre, avec seulement une différence de degré.

Que remarquait-on avant la guerre ? On voyait des élévateurs débordant de blé, et en face de ces montagnes de blé, des familles privées de pain. Fallait-il dire en ce temps-là : Ce qui manque, c'est du travail pour produire du blé, afin que les familles aient du pain ?

Que remarquait-on encore ? Des chaussures cor­dées sur les étagères des magasins, des manufactu­res de chaussures fermées par suite de stocks non vendus ; et, en face de cela, des hommes, des fem­mes et des enfants mal chaussés. Fallait-il dire en ce temps-là : Ce qui manque, c'est du travail pour fabriquer des chaussures pour chausser les pieds ?

Et nous pourrions continuer cette énumération. Des produits de toutes sortes étalés devant les fa­milles, et, en face de cet étalage de produits, des familles vivotant dans des privations de toutes sortes. Fallait-il dire en ce temps-là : Ce qui man­que, c'est du travail pour faire toutes sortes de produits, pour satisfaire les besoins criants des fa­milles ?

Si le travail existe pour fournir des produits, il était naturel que le travail arrêtât lorsque les pro­duits s'accumulaient. Avec les mêmes règlements, la même chose arrivera après la guerre.

Du travail ou de l'argent ?

Lorsque les magasins sont vides, on a certaine­ment raison de crier : Travaillez, travaillez, parce que les produits manquent.

Mais lorsque les magasins sont pleins à craquer, quel est le sens de crier : Du travail ! Il y aurait plus de sens à crier : De l'argent !

Le travail est un moyen de production. Lors­que la production fait défaut, il faut recourir au moyen d'en avoir, au travail.

L'argent est un moyen de distribution. Lorsque seule la distribution fait défaut, il faut recourir au moyen de distribution, à l'argent.

Le malheur est que, dans la réglementation ac­tuelle, pour avoir l'argent, il faut travailler, même si les produits sont déjà là en abondance.

C'est ce règlement-là qui demanderait une mo­dification. Une modification, pas un bouleverse­ment complet. Le travail doit continuer à récla­mer sa récompense, lorsqu'il y a du travail requis. Mais, lorsqu'il n'y a pas de travail requis et que l'argent l'est quand même, il faut bien trouver un autre moyen que le travail pour faire venir l'ar­gent.

C'est la logique même. Mais, lorsqu'on veut res­pecter un règlement fait de main d'homme et qui ne fonctionne pas, on ne raisonne plus, on ergote et on n'aboutit à rien.

À notre avis, le programme "Préparons l'Ave­nir" est parti sur un mauvais pied. Il pourrait convenir à un pays comme la Russie, où Staline a fait se succéder des plans de cinq ans pour donner à ce pays un commencement de production adé­quate. Sûrement pas au Canada, où la production n'a jamais été prise en défaut, et où les crises ré­centes ont été des crises d'argent, pas des crises de produits.

Admissions

L'un des grands avocats du travail pour tous, M. François-Albert Angers, doit lui-même recon­naître que la production augmente, même avec une main-d'œuvre diminuée. (Voir Bulletin du Forum Social, No 3, page 3.)

Malgré l'exode rural, remarque M. Angers, la production agricole a augmenté, surtout avec le développement de la technique et le concours de la machine. Elle a augmenté à tel point que les marchés sont encombrés, et les prix fléchissent en-dessous du niveau d'une agriculture payante.

L'exode rural, ajoute-t-il, aurait dû, à premier raisonnement, augmenter le nombre des consom­mateurs des excédents de produits agricoles. Mais cette augmentation de la population des villes n'a point produit l'effet attendu.

Pourquoi ? Pourquoi l'augmentation du nombre d'estomacs non agricoles n'a-t-elle point disposé de la production excédentaire de l'agriculture ? Est-ce la saturation des besoins alimentaires des villes ?

Non. Tout le monde sait bien pourquoi, excepté peut-être certains professeurs qui s'obstinent à re­fuser d'admettre ce qui crève les yeux, et qui cherchent savamment à démontrer que les faits n'existent pas, parce que, d'après leurs théories, ces faits ne devraient pas exister.

Les gens des villes n'avaient pas assez d'argent pendant la crise pour acheter ces bons produits de nos cultivateurs.

Il fallait faire travailler les gens des villes, dira-t-on. Les faire fabriquer des chaussures, des vê­tements ? Mais il y en avait déjà trop, trop en face du peu d'argent dans les familles.

Un remède simple et direct

Ah ! si l'on avait été moins toqués des règle­ments existants ; si l'on avait eu moins peur d'un homme qui mange sans avoir sué, et moins peur d'un argent qui vient au monde sans endetter les hommes, on aurait été beaucoup moins embarras­sé pour faire bouger les produits et ç'aurait encore été le meilleur moyen d'activer le travail.

Il aurait fallu être assez réaliste et assez nova­teur pour dire au salarié qui touchait disons $125 de paie par mois : Prenez, en plus, ce $10 de supplément. Pas un salaire, mais un dividende. Pas un boni de vie chère, mais un boni d'abon­dance. Ce $10 ne sort pas de la caisse du patron, il n'augmente pas le prix. Il ne sort pas du fisc, il n'augmente pas les taxes. Vous ne paierez donc pas plus cher, et vous aurez plus de piastres pour acheter.

Il aurait fallu avoir assez de sens ou de cœur pour dire au petit enfant qui ne travaille pas en­core, à la femme qui peine sans salaires à cœur d'année dans sa maison, au vieux que l'industrie trouve trop âgé pour elle, à l'homme valide lui-même, chassé au moins temporairement de son emploi par la machine : Prenez vous aussi ce boni d'abondance, ce dividende à tous les sociétaires d'une nation où s'accumulent les surplus.

Bonis d'abondance, dividendes, mis au monde par un acte de loi, pour distribuer l'abondance aux consommateurs pour qui elle était faite.

Il aurait fallu, pour cela, briser avec les règle­ments inexorables et brutaux de la dictature d'ar­gent et admettre ce que le Crédit Social réclame depuis un quart de siècle.

On n'aurait pas alors eu besoin de la guerre pour donner aux Canadiens le droit de vivre dé­cemment. On n'aurait pas eu besoin de combiner des plans d'enrégimentation, ni de monter une bu­reaucratie encarcanante, pour mettre en branle la production industrielle et agricole jusqu'à satura­tion des besoins des consommateurs.

Cette saturation n'a jamais été connue encore. Si elle vient un jour pour les besoins de choses matérielles, il restera toujours le champ vaste et illimité des demandes de service. Le monde a le droit de se dématérialiser un peu, lorsque le cer­veau de l'homme a mis l'acier, la vapeur, l'élec­tricité, la chimie au service de ses besoins maté­riels.

Parce que l'on refuse le dividende et qu'on s'en tient aux salaires, on demande du travail quand c'est l'argent seulement qui manque ; on cherche de l'emploi pour tous, quand c'est la généralisa­tion de loisirs bien occupés qui développerait la personne humaine ; on fait accueillir avec soulage­ment la guerre et les emplois de guerre, quand c'est la paix, et l'abondance dans la paix, qui faci­literait la bonne entente entre les hommes et sè­merait des joies légitimes dans la vie de la multi­tude.

Mais pourquoi donc la question de l'argent n'a-t-elle pas été jugée assez importante pour faire le sujet d'une des treize émissions sur les problèmes d'après-guerre ?

Maître J.-Ernest Grégoire

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