C'est dans les clubs politiques que l'on prépare les législateurs du pays. La page d'histoire suivante, extraite de l'Histoire de la province de Québec par Robert Rumilly (Tome VI, pp. 81-83), nous édifie sur les scènes qui se passent quelquefois dans ces noviciats :
Calixte Lebeuf devint président du club National. C'était un jeune homme de très jolies manières, mais gardant son franc-parler ; scrupuleux sur le point d'honneur ; au demeurant, un "rouge" bon teint, qui se réclamait ouvertement de l'école Doutre-Laflamme-Dorion. Il adressait deux graves reproches au gouvernement de Mercier. D'abord de tailler une part trop belle aux conservateurs nationaux, aux "castors" dans la distribution des faveurs. Ensuite de tolérer les tripotages de Pacaud et consorts...
Or Mercier ne tolérait plus qu'on lui fît la leçon. Il prenait des colères. Il fallait que Lebeuf perdît sa présidence, comme Desjardins (avait perdu) sa subvention. Et voilà le club National en effervescence.
Les partisans de Mercier et de l'Alliance Nationale voulurent enlever la présidence du club à Lebeuf. Celui-ci leur tint tête. Préfontaine, Ernest Tremblay, Lomer Gouin, Raoul Dandurand, J.-A. Mercier, le mirent en accusation, avec emphase, à la manière des Conventionnels — à la séance du 8 mai (1889). — Une séance mouvementée ! Les membres du club sont au complet : les aînés, les vétérans de l'affaire Riel, portant chapeau haut de forme et déjà pourvus de quelque mandat, titre ou fonction ; les plus jeunes affectant des allures de rapin, et qui n'ont point payé leur cotisation.
Les conjurés en chapeau haut de forme attaquent tout de suite. Beaugrand soutient son lieutenant Lebeuf. Lareau l'appuie aussi.
Lebeuf a écrit à Pacaud une lettre très dure, dont une copie court sous le manteau ; on le somme de la lire ; il s'y refuse, et dénonce le piège qu'on lui tend : Préfontaine, avocat de la Couronne, l'eût arrêté séance tenante pour libelle.
Cette révélation déchaîne un tumulte. On propose des ordres du jour contradictoires, on se dénie mutuellement le droit de vote et même de présence au club. On arrache des mains de Rodolphe Lemieux la liste des membres. Les uns crient : "À bas la dictature !" et les autres : "Vive le Président !" Malgré la force de ses cordes vocales, Dandurand ne parvient pas plus que les autres à se faire entendre. Le grand Sauvalle dégage la tribune assiégée. Dans l'atmosphère embrumée par la fumée des pipes, une quinte de toux saisit Beaugrand : un défenseur de moins pour Lebeuf, encerclé d'yeux furibonds, mais qui ne cède pas. On entend encore : "Parasites de Québec... Valets de Castors... Discipline de parti..."
En fin de compte, à minuit passé, Philippe-Honoré Roy fait reconnaître à l'affaire Lebeuf-Pacaud un caractère personnel. On laisse la présidence à Lebeuf, et l'on vote un ordre du jour de confiance en Mercier :
"Ce club, après avoir entendu les explications données de part et d'autre, sans se prononcer sur le mérite d'icelles, profite de la présence d'un grand nombre de visiteurs distingués pour exprimer son entière confiance dans l'administration de M. Mercier."
Les discussions et les éclats de voix se continuèrent, aux petites heures, sur les trottoirs de la rue St-Jacques.
Robert RUMILLY