Rats, mes frères, il faut absolument s'entendre sur un moyen de protection contre cet hypocrite de Rodilard. Il s'en vient toujours doucement, sur ses pattes de velours. Avec l'oreille la plus fine, on n'a conscience de son arrivée que quand sa griffe vous tombe sur le cou. Après y avoir longuement réfléchi, j'ai eu l'inspiration d'un plan superbe : C'est d'attacher un grelot au cou du chat !... Je demande l'avis de cette assemblée.
L'approbation est unanime. La joie est grande :
—Bien trouvé, n'est-ce pas, ma chère ?
—Incomparable, mon vieux. Là, nous allons enfin pouvoir respirer en paix, manger à l'aise, nous divertir sans crainte. Dès que le grelot tintera, vite nous fuirons vers nos trous.
—Et le chat va faire pénitence ! Frères du cimetière des Rats, vous serez vengés. Que n'a-t-on pensé à ce grelot plus tôt ?
Le président : Un patriote pour attacher le grelot au cou du chat ?
—Moi ? Je ne puis ! Envoyez-en un autre, je vous prie.
—Pas moi, bien sûr !
—Ni moi, je ne suis pas si sot !
Le Président : S'agit-il de délibérer, les conseillers sont nombreux. Mais pour exécuter, on ne trouve plus personne !
Un chat nommé Rodilardus
Faisait des rats telle déconfiture
Que l'on n'en voyait presque plus,
Tant il en avait mis dedans la sépulture.
Le peu qu'il en restait, n'osant quitter son trou,
Ne trouvait à manger que le quart de son saoul ;
Et Rodilard passait chez la gent misérable,
Non pour un chat, mais pour un diable.
Or, un jour qu'au haut et au loin,
Le galant alla chercher femme,
Pendant tout le sabbat qu'il fit avec sa dame,
Le demeurant des rats tint chapitre en un coin
Sur la nécessité présente.
Dès l'abord, leur doyen, personne fort prudente,
Opina qu'il fallait, et plus tôt que plus tard,
Attacher un grelot au cou de Rodilard ;
Qu'ainsi, quand il irait en guerre,
De sa marche avertis ils s'enfuiraient sous terre ;
Qu'il n'y avait que ce moyen.
Chacun fut de l'avis de monsieur le doyen :
Chose ne leur parut à tous plus salutaire.
La difficulté fut d'attacher le grelot.
L'un dit : "Je n'y vas point, je ne suis pas si sot" ;
L'autre : "Je ne saurais." Si bien que sans rien faire,
On se quitta. J'ai maints chapitres vus,
Qui pour néant se sont ainsi tenus ;
Chapitres, non de rats, mais chapitres de moines,
Voire chapitres de chanoines.
Ne faut-il que délibérer,
La cour en conseillers foisonne :
Est-il besoin d'exécuter,
L'on ne rencontre plus personne.
LA FONTAINE