Nous remercions l'honorable juge Oscar Boulanger d'avoir eu la bonne idée de transcrire d'une de ses lectures, et transmettre à M. J.-Ernest Grégoire, le passage suivant du "Livre de Marco Polo". Ce Marco Polo, mort en 1323, fut un illustre voyageur vénitien de son temps. Il parle ici des émissions de monnaie de Kubla Khan, grand empereur de Mongolie. La première émission eut lieu en 1260.
Nous traduisons le texte fourni en anglais :
L'Hôtel des Monnaies de l'empereur est situé dans cette même ville de Cambeluc ; et la manière dont il opère est telle que vous penseriez qu'il possède le secret de l'alchimie à la perfection. Et vous auriez raison, car il fabrique son argent de cette manière :
Il fait ses hommes prendre l'écorce d'un certain arbre, le mûrier, dont les feuilles servent à la nourriture du ver à soie. Ces arbres sont si nombreux que tout le district en est plein.
Ce qu'ils cueillent, c'est une certaine pellicule fine et blanche qui se trouve entre le bois de l'arbre et l'épaisse écorce extérieure. Ils en fabriquent quelque chose qui ressemble à des feuilles de papier, mais de couleur noire.
Lorsque ces feuilles sont préparées, ils les découpent en morceaux de différentes grandeurs. La plus petite de ces grandeurs vaut un demi "tornesel" ; la pièce un peu plus grande, un "tornesel" ; puis, toujours en augmentant de grandeur, il y a la pièce qui vaut un demi "groat" d'argent de Venise, puis le groat, puis le double-groat, puis les cinq-groats, et le dix-groats. Il y en a aussi de trois "besants", et en montant jusqu'à dix.
Tous ces morceaux de papier sont émis avec autant de solennité et d'autorité que s'ils étaient de l'or ou de l'argent purs. Sur chaque morceau de papier, divers officiers, spécialement nommés à cette fonction, doivent apposer leurs signatures et leurs sceaux. Lorsque cela est fait, le principal officier député par le Khan enduit de vermillon le sceau de l'État et l'imprime sur le papier, de sorte que la forme du sceau demeure sur la pièce en rouge. La monnaie est alors authentique, et quiconque en fait une imitation est puni de mort.
Chaque année, le Khan fait produire une grande quantité de cette monnaie, qui ne lui coûte rien, mais qui vaut tous les trésors du monde.
Avec ces morceaux de papier, fabriqués comme je l'ai décrit, il effectue tous les paiements en son nom personnel. Il les fait accepter couramment sur toute l'étendue de ses royaumes, de ses provinces et de ses territoires, partout où s'étend son pouvoir et sa souveraineté. Nul individu, si important qu'il se croie, n'ose refuser cette monnaie, sous peine de mort.
De fait, chacun accepte ces morceaux de papier avec empressement, parce que, partout où une personne va dans les possessions du Grand Khan, elle peut s'en servir couramment pour ses ventes et ses achats, tout comme si c'étaient des pièces d'or pur. Et c'est une monnaie commode et légère : le dix-besants de papier ne pèse pas un besant d'or.
De plus, tout négociant qui arrive de l'Inde ou des autres pays, avec de l'or, de l'argent, des gemmes ou des perles, a défense de les vendre à d'autres qu'à l'empereur lui-même. L'empereur a douze experts affectés à ce commerce, hommes de sagacité et d'expérience en ces affaires ; ces experts évaluent les articles, et l'empereur paie libéralement, au moyen de sa monnaie de papier.
Les marchands acceptent volontiers, premièrement parce qu'ils ne pourraient trouver un aussi bon prix nulle part ailleurs, et deuxièmement parce qu'ils sont payés immédiatement. Avec ce papier-monnaie, ils peuvent acheter tout ce qu'ils veulent dans tout l'empire ; et c'est un argent léger à porter dans leurs voyages.
Je puis attester que, plusieurs fois par an, des marchands apportent au pays des articles pour une valeur de 400,000 besants ; et le grand monarque paie tout cela en papier-monnaie. Il achète tellement de choses précieuses chaque année, que son trésor est illimité, alors que sa monnaie pour payer ne lui coûte rien.
De plus, plusieurs fois par an, proclamation est faite dans la cité, que quiconque possède de l'or, de l'argent, des gemmes ou des perles, peut les apporter à l'hôtel-des-monnaies et en obtenir un bon prix. Il n'y a pas d'obligation, cependant, mais il en vient tellement, du libre choix des propriétaires, que la quantité en est immense. Presque tous les articles précieux du royaume viennent ainsi en possession du Khan.
Lorsque certaines pièces de papier se détériorent - et elles sont assez durables - le propriétaire les porte à l'hôtel-des-monnaies et, moyennant un versement de trois pour cent, il en obtient des pièces neuves.
Si quelque baron, ou un autre, a besoin d'or, d'argent, de gemmes ou de perles, pour fabriquer de la vaisselle précieuse, des ceintures, ou autres articles de la sorte, il va à l'hôtel-des-monnaies et en achète autant qu'il veut, les payant en papier-monnaie.
Je dois maintenant vous dire que l'Empereur envoie des messagers dans toutes ses terres, royaumes et provinces, pour apprendre de ses officiers locaux si le peuple a subi quelque affliction, soit par des saisons défavorables, soit par des tempêtes, des sauterelles, ou d'autres calamités semblables. Et il déclare exempts de taxes pour l'année tous ceux qui ont ainsi souffert. Mieux que cela, il leur fait distribuer du grain de ses propres greniers, pour leur nourriture et pour leurs semences.
Lorsque vient l'hiver, il fait enquêter pour connaître ceux qui ont perdu leur bétail, soit par maladies contagieuses, soit par d'autres malchances ; et non seulement il exempte ces personnes de taxes, mais il leur fait des présents d'animaux.
Et ainsi, je vous le dis, chaque année ce grand seigneur aide et soigne le peuple qui lui est sujet.
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Ce récit peut donner lieu à diverses réflexions. On y apprend toujours bien, entre autres choses, que :
1° Dès au treizième siècle, en Mongolie, on avait réussi à donner cours à la monnaie de papier - comme c'est devenu de mode depuis dans nos pays modernes ;
2° L'empereur mongol exerçait seul, dans son empire, la prérogative régalienne de l'émission de l'argent, privilège auquel ont renoncé les gouvernements modernes, pour l'abandonner aux banques ;
3° Grâce à cela, l'empereur de Mongolie ne s'endettait pas, en quoi il était moins idiot que nos gouvernements modernes ;
4° La première possession de l'argent qui vient de naître est un privilège riche de possibilités. Le Khan se servait de ce privilège pour s'enrichir d'abord, puis aider son peuple. Les banques se servent de ce privilège pour endetter industriels et gouvernements. Sous un régime créditiste, les citoyens, étant les premiers propriétaires de l'argent nouveau, utiliseraient ce privilège pour mettre la production au service de leurs besoins ;
5° L'empereur de Mongolie, dictateur de l'argent dans son royaume, avait meilleur cœur que les banquiers, dictateurs de l'argent dans nos pays civilisés : a-t-on vu les banquiers venir au secours des affligés pendant la grande crise d'avant-guerre ?
6° L'argent est une créature de la loi, tirant son acceptation de l'autorité qui le consacre, et tirant sa valeur de la proportion des produits offerts pour y répondre - non pas de l'existence ou de l'absence d'un métal quelconque.
Marco Polo ne nous dit pas s'il y eut des banquiers, des économistes ou des politiciens pour crier : Inflation !
On ne voit pas qu'il y ait eu inflation, puisque, selon le récit, le papier-monnaie pouvait acheter n'importe quoi dans tout l'empire, et puisque ceux qui avaient des articles précieux étaient très disposés à les échanger pour de la monnaie de papier officielle.
L'inflation fut sans doute évitée parce que l'empereur n'émit pas plus de monnaie qu'il y avait de production. Il pouvait toujours régler ses émissions d'une part, et ses taxes d'autre part, pour éviter à la fois toute déflation et toute inflation. Ce que les banques devenues souveraines et nos gouvernements en tutelle n'ont jamais su faire.