Dans son mémoire présenté à la conférence intergouvernementale d'Ottawa, l'Honorable Maurice Duplessis rappelle que la législation sociale relève exclusivement de la juridiction provinciale.
Le monde moderne réclame de plus en plus la sécurité sociale, c'est-à-dire la sécurité économique garantie socialement à chaque citoyen. Et à bons droits.
Si le gouvernement provincial se contente de s'opposer à l'ingérence du fédéral dans ce domaine ; si lui-même, le provincial, ne prend pas des dispositions pour répondre à la demande et aux besoins de sécurité sociale, les gens ne tarderont pas à tourner le dos à une attitude purement passive qui ne leur donne rien, et inviteront Ottawa à intervenir. C'est qu'on ne vit pas seulement de principes et de discours.
Les pensions de vieillesse ont originé à Ottawa, parce que Québec ne faisait rien. Les allocations familiales ont originé à Ottawa, parce que Québec n'en accordait pas. Des mesures dites assurance-chômage sont venues d'Ottawa, parce que Québec restait passif. La population accueillerait l'aide médicale d'Ottawa, parce que Québec attend pour bouger.
Personne ne soutiendra que la province soit incapable de fournir les produits et services nécessaires pour répondre à des garanties de sécurité sociale. Produits et services naissent sur les fermes, dans les usines, dans les forêts, dans les mines, dans les laboratoires, dans les écoles, dans les hôpitaux, dans les bureaux des professionnels ; et toutes ces sources de production sont situées dans les provinces.
Qu'y a-t-il donc besoin de bureaux fédéraux pour mettre les biens à la disposition des familles, des malades, des vieux ?
Non, l'obstacle physique n'existe pas. Ce qui existe, c'est l'obstacle financier.
Pour obtenir l'argent nécessaire, les gouvernements ne connaissent pas, ou ne pratiquent pas, d'autre moyen que le recours à l'impôt ou à la dette. Et c'est parce que le fédéral taxe lourdement dans tous les coins — impôts directs comme impôts indirects — que le provincial ne sait plus où taxer pour soutenir son budget de dépenses, budget pourtant très minime par rapport à celui du fédéral.
Si l'on se borne à l'impôt comme source de revenu, il est clair que le fédéral, en épuisant cette source, peut réduire les provinces à l'impuissance financière et les forcer, soit à se mettre à genoux devant le grand argentier d'Ottawa, soit à abandonner au fédéral le soin d'une législation sociale qui relève des provinces.
Si M. Duplessis veut affermir ses positions, il devra trouver le moyen de naviguer financièrement, avec des voiles nouvelles, en exploitant une source vierge, dont la mise en valeur enrichirait tout le monde sans appauvrir personne.
C'est à cette source que, aux termes du Bill 76 (1946), le gouvernement d'Alberta compte s'alimenter pour garantir la sécurité économique à ses citoyens, du berceau à la tombe, sans augmenter le fardeau des taxes.
Il s'agit d'une expansion provinciale de crédit financier.
Non pas une augmentation d'argent de métal ou de papier, puisque cette opération relève du fédéral. Mais une simple augmentation des comptes créditeurs sur lesquels les citoyens sont habitués depuis longtemps à tirer des chèques pour effectuer leurs paiements.
Non pas une innovation qui dérouterait les citoyens et ébranlerait leur confiance ; mais une expansion de crédit en tout semblable à celle qui se pratique depuis longtemps dans les banques. Cette expansion se ferait d'ailleurs très bien dans les banques elles-mêmes, comme aujourd'hui, pour répondre aux demandes de la production.
Non pas une expansion inflationnaire, mais un expansion strictement mesurée sur la capacité provinciale de production répondant à des besoins.
La production désirée mais non vendue, la production possible mais non réalisée, les bras et les cerveaux offerts mais non employés, les machines et les inventions non utilisées, les hommes changés en bureaucrates ou en inspecteurs vexatoires et parasitiques — tout cela représente une richesse dormante faute de crédit financier.
C'est cette richesse dormante que la province peut et devrait mettre au service de la sécurité sociale, au lieu de se chicaner avec Ottawa sur la part à prélever dans tous les vaisseaux sanguins, déjà anémiés, du corps économique.
Le mécanisme est chose secondaire. C'est l'objectif qui importe ; c'est la volonté de mettre au service du peuple la richesse de sa province qu'il faut d'abord déterminer. Il est facile ensuite, à des hommes intelligents, d'y approprier un mécanisme efficace.
Le Bill des Droits de l'Alberta établit un mécanisme des plus simples. Simple, parce qu'il ne nécessite aucun hôtel-des-monnaies, aucune institution nouvelle de crédit. Les banques existent déjà pour tenir la comptabilité ; pas besoin d'en fonder. Et les banques ne sont aucunement dérangées dans leurs opérations. Tout ce que le gouvernement leur demande, c'est d'accepter la politique financière adoptée par le Parlement de la province. Elles continuent d'administrer comme auparavant. Le crédit qui sert de base aux chèques est simplement augmenté en rapport avec l'augmentation de production — sans toutefois commencer par endetter la province.
Aujourd'hui, les banques gardent une certaine réserve en argent, proportionnée aux crédits qu'elles consentent.
Le gouvernement de l'Alberta ajoute à cette réserve des certificats de crédit, émis d'après les instructions d'une commission de crédit qui tiendra compte de l'actif et du passif réels de la province.
Ces certificats de crédit ne circuleront pas dans le public, mais resteront dans les institutions de crédit (banques et Succursales du Trésor), ou passeront de l'une à l'autre pour balancer les créances, exactement comme font aujourd'hui les billets de réserve par l'entremise des Chambres de compensation.
Ces certificats de crédit, représentant l'expansion immédiatement possible de la production, seront donc une augmentation de réserve bancaire pour permettre une augmentation de crédit.
Cette augmentation de crédit se fera, soit par les prêts augmentés des banques aux emprunteurs, soit par les crédits mis par les Maisons du Trésor à la disposition du gouvernement pour son programme de sécurité sociale.
Dans ce dernier cas, lorsque les chèques tirés sur ce crédit seront présentés au guichet des banques, les banques l'honoreront, mais présenteront leurs créances aux Maisons du Trésor, et celles-ci devront transférer aux banques soit du numéraire soit des certificats de crédit.
Comme on voit, rien n'est changé dans la circulation du crédit, sauf qu'il est plus abondant, sauf qu'il est continuellement réglé sur les réalités de la production, sauf qu'il est représenté par une réserve, non seulement d'argent, mais aussi de certificats provinciaux de crédit.
La Cour Suprême de l'Alberta, qui a ce Bill sous considération, ne s'est pas encore prononcée sur sa constitutionnalité. Mais le procureur-général, l'Honorable Lucien Maynard, ne voit pas sur quel fondement on pourrait l'invalider.
L'Acte de 1867 confère aux provinces la responsabilité de légiférer en matière de propriété et de droits civils. C'est à la province qu'il incombe de faciliter à ses citoyens l'exercice du plus important droit naturel, le droit de vivre.
Une responsabilité ne va jamais sans droits. Les Pères de la Confédération n'ont certainement pas eu l'intention de placer une responsabilité sur les provinces en leur ôtant les moyens de s'en acquitter.
Avant l'Acte de Confédération, les provinces avaient toutes les charges et tous les droits pour voir au bien-être de leur population. Croit-on que les auteurs de la Confédération voulaient enlever aux provinces leurs droits tout en leur laissant la charge ? Ce serait une interprétation qui rendrait l'Acte de 1867 ridicule. Or, c'est un point de droit qu'aucune Cour ne doit interpréter une loi de façon à la rendre ridicule.
Dira-t-on que la province peut taxer davantage pour voir au bien-être de sa population ? Mais dix premiers-ministres réunis à Ottawa en sont venus à la conclusion qu'il est impossible de taxer assez pour satisfaire à la fois les exigences fédérales et les exigences provinciales.
Il faut donc bien recourir à un autre moyen. Et il y a justement la source encore non envahie de l'expansion possible du crédit.
Cette source n'a été jusqu'ici utilisée que par les banques, dans une mesure parcimonieuse en temps de paix, dans une mesure généreuse en temps de guerre, mais toujours en endettant le pays, ce qui forçait à de nouvelles taxes pour le service de la dette augmentée.
Il reste, Dieu merci, de grandes disponibilités, qui sont loin d'être épuisées, puisque les richesses naturelles sont immenses et nombre d'entre elles se renouvellent ; puisque la population augmente et avec elle les bras et les cerveaux ; puisque la science fait continuellement de nouvelles découvertes qui permettent plus de richesses avec moins de labeur.
Cette source quasi inépuisable est étalée devant le gouvernement de Québec, comme elle l'est devant le gouvernement de l'Alberta. M. Duplessis aura-t-il la bonne inspiration de s'en servir provincialement, en laissant Ottawa patauger dans des formules d'impôts ?
Si le gouvernement de Québec prenait ainsi position, l'effet serait beaucoup plus considérable que la même action venue d'Edmonton. Les autres provinces suivraient vite. Et pour une fois, la province devancerait le fédéral en fait de législation sociale.
Ce serait aussi le moyen de se libérer financièrement des puissances d'argent et de rétablir le peuple dans ses richesses et dans ses droits.
Si le mémoire de M. Duplessis le classe parmi les champions de l'autonomie provinciale, l'affranchissement financier de la province le classerait parmi les grands réalisateurs. Il nous semble qu'un homme d'État ne doit pas seulement être un avocat des principes. Le peuple veut autre chose. Et les principes eux-mêmes sont mieux protégés lorsqu'ils sont incarnés dans des réalisations concrètes.