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Part privée et part commune

Louis Even le mercredi, 01 mai 1946. Dans Le Crédit Social enseigné par Louis Even

Une question

À qui appartient la production ?

À qui appartient le blé qui sort des champs ? À qui les produits de toutes sortes, issus de la ferme, de l'eau, de la forêt, des mines, des usines, des ma­nufactures, et qui viennent s'offrir aux acheteurs chez les marchands ?

Qui doit avoir droit à tout cela ? Qui doit pou­voir prendre toutes ces choses pour satisfaire ses besoins ?

Deux réponses opposées

À cette question, le capitaliste répond : Toute production appartient à des particuliers ou à des compagnies. Elle appartient à ceux qui possèdent les moyens de production. Elle appartient à ceux qui, par leur capital ou leur travail personnel, mettent cette production au monde.

Et le socialiste, lui, le socialiste intégral, le com­muniste pur-sang, répond : La production est une propriété commune. Chacun doit travailler selon ses moyens, puis chacun doit pouvoir se servir se­lon ses besoins.

Le capitaliste blâme le communiste de vouloir s'emparer de la propriété privée et de décourager ainsi l'effort individuel.

Le communiste blâme le capitaliste d'accaparer plus de biens qu'il en a besoin pour son usage per­sonnel et de priver le reste de la communauté.

De la vérité chez les deux

Le capitaliste a raison de réclamer la récompen­se de l'effort personnel.

Personne ne niera qu'un ouvrier a droit à son salaire. Il fournit du temps, des énergies, de l'usure. En retour, il doit obtenir une récompense propor­tionnée à la fois à ses efforts, à la qualité de son ouvrage, au résultat de sa participation personnel­le à la production. Le salariat fait partie du systè­me capitaliste, c'est l'admission de la part privée du collaborateur.

L'entrepreneur, le gérant de l'entreprise, a droit à une part encore plus considérable que celle d'un simple salarié, parce qu'il y consacre plus de temps et un plus grand effort personnel. L'ouvrier ordi­naire consacre à sa besogne un certain nombre li­mité d'heures par jour. L'entrepreneur, lui, y met toute son âme, y pense toujours, y applique conti­nuellement les énergies de son cerveau.

Le financier, celui qui fournit les fonds pour l'entreprise, a-t-il droit aussi à une partie du résul­tat ? Certainement, parce que le capital bien ac­quis, l'épargne, exprime des efforts personnels pas­sés qui ont retardé la prise de leur récompense.

Il peut évidemment y avoir, et il y a des abus. Des financiers mouillent leur capital ou exigent une récompense disproportionnée au capital placé. Des entrepreneurs peuvent s'arroger une part trop considérable du fruit de l'entreprise et faire une part trop mince à leurs ouvriers. Des salariés peu­vent manquer d'application, flâner durant des heu­res payées et se faire attribuer une part qu'ils n'ont point gagnée personnellement.

Mais l'existence d'abus n'infirme point le princi­pe général : l'effort personnel a droit à sa récom­pense.

D'autre part, le communiste a raison de procla­mer que les biens de la terre ont été créés pour toute l'humanité et non pour quelques privilégiés. Il a raison de pester contre un état de choses qui fait des "damnés de la terre", qui réduit des gens à une vie pénible de leur enfance à leur mort, mal­gré leurs efforts perpétuels. Il a raison de blâmer un système qui l'emploie au total de ses forces, ne le paie que modiquement et se fiche de lui lorsqu'il tombe hors d'usage.

Le communiste a raison de trouver ostracisant le système capitaliste tel qu'on l'a, avec sa concur­rence effrénée, où les plus forts mangent les plus faibles et créent des monopoles tout-puissants. Le Pape Pie XI, qui n'était point un communiste, stigmatise lui aussi un système qui rend la vie "horriblement dure, implacable et cruelle".

Mais le communiste a tort d'en conclure que tout le monde doit avoir des titres égaux à la pro­duction, et que par ailleurs tout le monde doit être forcé de contribuer personnellement à la produc­tion.

Du côté de la participation personnelle à la pro­duction, le capitaliste et le communiste se rencon­trent dans le même cul-de-sac.

Le capitaliste n'admet aucun droit pour qui­conque ne participe pas personnellement à la pro­duction. Or, en recherchant des moyens mécani­ques et motorisés de production, pour avoir plus de produits à vendre, il diminue le nombre de sala­riés, il supprime de plus en plus la participation directe à la production et sa production s'accumule au lieu de se vendre, puisqu'il y a moins de person­nes munies d'argent pour l'acheter.

Le communiste tombe exactement dans le même panneau en exigeant le travail forcé pour tous. Il va contre le progrès. Il veut une vie moins dure ; or l'introduction de la machine qui devrait rendre la vie moins dure, en remplaçant le labeur pénible, rend impossible le travail pour tous.

Les uns et les autres — capitalistes et commu­nistes — ne sont servis à souhait que lorsque une guerre éclate.

Et le Crédit Social ?

Et qu'est-ce que le Crédit Social répond à la question : À qui appartient la production ? Il répond : Dans presque toute production, sur­tout dans la production moderne, il y a la part privée et la part commune. Une partie de la pro­duction doit être la récompense de l'effort person­nel, et une partie doit être distribuée gratuitement entre tous les citoyens.

La répartition de la part privée se fera bien, comme aujourd'hui, par les salaires aux ouvriers, les traitements aux ingénieurs et entrepreneurs, les dividendes industriels aux bailleurs de fonds — en y mettant de l'équité.

La répartition de la part commune se fera bien par un dividende social, périodique, à chaque hom­me, femme et enfant du pays.

Pourquoi les deux parts ?

La part privée existe, parce que, dans toute pro­duction, il y a le résultat d'efforts personnels.

La part commune existe, parce que, dans toute production, il y a, et de plus en plus, le résultat de facteurs qui appartiennent à tout le monde.

Exemple : Le courant électrique

Prenons un exemple typique : le courant élec­trique. De quoi est formé le courant électrique' ? Il est formé, au moins :

    1. D'une chute d'eau ;

    2. De l'application de la science acquise par l'humanité pour transformer l'énergie méca­nique en énergie électrique ;

    3. De l'existence d'une organisation sociale ;

    4. De l'initiative de l'entrepreneur ;

    5. De la finance qui a permis l'entreprise ;

    6. Du travail de bras et de cerveaux pour cons­truire et maintenir la centrale de génération et de distribution.

Par l'existence d'une société organisée (3), nous voulons dire que jamais il n'y aurait de centrale électrique si chaque personne devait, comme Ro­binson Crusoé, voir elle-même à produire tout ce qu'il faut pour ses besoins, depuis sa nourriture jusqu'à ses vêtements, son logement, ses services médicaux, ses moyens de transport, etc.

Reprenons l'un après l'autre les six facteurs de production énumérés ci-dessus :

    1. La chute d'eau — propriété commune ;

    2. La science — héritage commun ;

    3. L'organisation sociale — bien commun ;

    4. L'initiative de l'entrepreneur — propriété privée ;

    5. Les fonds fournis — propriété privée ;

    6. Le travail personnel — propriété privée.

La part croissante

Si l'on y regarde de près, on trouvera que, dans toute production moderne, il entre de plus en plus de division du travail, de science appliquée et autres éléments qui constituent une propriété com­mune.

La part commune dans la production augmente constamment par rapport à la part privée.

Le Crédit Social reconnaît ce fait et le proclame. C'est pourquoi l'école créditiste enseigne que, dans un monde de progrès qui serait bien ordonné, les dividendes tendraient à se substituer de plus en plus aux salaires, dans la proportion même où la part commune augmente par rapport à la part privée.

Combien commun ? Combien privé ?

Nous ne croyons pas nous tromper en estimant que plus de la moitié de la production, aujour­d'hui, constitue un bien commun et moins de la moitié un bien privé.

Mais il n'est point facile de faire une évaluation précise, et encore moins facile de passer directe­ment d'un système de distribution qui ne reconnaît que la part privée à un système de distribution qui donnerait un droit gratuit à toute la part commu­ne.

Il faut partir d'où l'on est et procéder par de­grés.

Disons que l'on doit au moins accorder à la dis­tribution gratuite, immédiatement, tout ce qui res­te une fois que les ayant-droits privés, ont fait valoir leur titre. C'est-à-dire, tout ce qui reste, après que les travailleurs ont eu un salaire équitable et les capitalistes un profit équitable, doit aller en dividendes à chaque membre de la société.

Si l'on avait fait cela de 1930 à 1940, il n'y au­rait pas eu de crise, puisque toute la production aurait été distribuée.

La production détruite, brûlée, jetée aux égouts ou à la mer, représentait la part commune refusée.

Les chômeurs qui battaient les trottoirs et traî­naient d'une ville à l'autre, les machines arrêtées représentaient de la production supprimée à cause de la part commune refusée.

Les profits exorbitants des monopoles représen­tent une part commune volée.

Mais que faut-il entendre par salaires équitables et par profits équitables ?

Salaire équitable : ce qui est nécessaire pour induire l'ouvrier à travailler.

Profit équitable : ce qui est nécessaire pour in­duire le capitaliste à placer ses fonds.

Les dividendes à tous prendront soin du reste.

N'y a-t-il pas des influences morales et autres qui vont entrer dans le calcul de l'ouvrier et du ca­pitaliste pour déterminer le montant exigible avant de bouger ou de placer ?

Oui, sans doute. Mais ces influences sont enve­nimées sous le régime de distribution actuelle. Elles seraient adoucies sous un régime de distribution créditiste.

Lorsque l'ouvrier verra, à son salaire, s'ajouter un dividende pour lui-même et pour chaque mem­bre de sa famille, et pour chaque personne de son pays, et que ce dividende augmentera avec l'aug­mentation de production, il y aura un autre stimu­lant que le salaire pour l'induire à travailler ; et ce stimulant apportera un caractère social qui répond au fond intime de tout homme créé sociable, à l'i­mage de Dieu et racheté par le Christ.

Nous ferions la même remarque du capitaliste. Lui et l'ouvrier s'apercevront vite que le dividen­de, non seulement complète admirablement leur revenu, mais qu'il en stabilise la source en main­tenant l'écoulement normal d'une production qui répondrait à des besoins normaux.

Une fonction sociale accomplie

Il y aurait beaucoup à écrire pour développer ces dernières réflexions : elles touchent aux régions de la sociologie.

N'oublions pas que, si chaque membre de la société a des devoirs à remplir, l'organisme social doit être établi de façon à promouvoir et faciliter l'accomplissement de ces devoirs.

Tout catholique sait qu'il n'y a qu'un proprié­taire absolu, et c'est Dieu. Tous savent aussi que les biens de la terre ont été créés pour l'espèce hu­maine, et que tous les membres de l'espèce humai­ne, génération après génération, doivent pouvoir y trouver la satisfaction au moins de leurs besoins de nature.

Si le régime de la propriété privée des moyens de production est considéré comme supérieur, c'est que, avec l'humanité telle que nous la connaissons, l'application est meilleure et le rendement plus abondant de la part de possédants que de la part de simples mercenaires.

Mais la propriété privée a ses devoirs, parce que la production totale doit être pour le plus grand bien de l'humanité totale. Le propriétaire n'est, pour ainsi dire, que le gérant des biens qu'il possè­de : il doit y trouver une vie honnête, mais en con­courant, de quelque manière, à procurer la vie hon­nête des autres membres de la société. Tous ses surplus doivent profiter à la société.

C'est la fonction sociale de la propriété privée. L'immense rendement des moyens de produc­tion modernes devrait rendre cette fonction socia­le très facile.

Mais, si l'on abandonne à chaque propriétaire le soin de voir où sont ses surplus et de les déverser sur les autres, cette fonction, surtout avec les aléas du système distributeur actuel, sera fort mal ac­complie.

Si l'on prétend décréter cette fonction sociale par une fiscalité obligatoire et insupportable, qui agace et décourage, au lieu de réjouir et encoura­ger les auteurs de la production, on obtient un effet contraire à l'effet cherché : on essaie de répartir la rareté, au lieu de stimuler l'abondance.

Si, au contraire, on établit un système qui ac­complit automatiquement la distribution des sur­plus à tous les membres de la société, tout en en­courageant et récompensant les producteurs, on aide singulièrement la propriété privée à se déchar­ger de sa fonction sociale. C'est remplacer la cha­rité passagère du verre d'eau par un ordre social dans lequel la misère noire n'existe plus, et dans le­quel les misères moins noires sont considérable­ment atténuées.

C'est cela que prétend pouvoir accomplir, pres­que du jour au lendemain, sans heurts et sans bou­leversement, l'économie distributive du Crédit So­cial.

Sous ce capitalisme corrigé, le communisme per­drait ses arguments et ne saurait où poser le pied. 

Louis Even

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