À mesure que la guerre semble tirer vers sa fin, ceux qui ont encore une tête pour réfléchir commencent à prévoir les problèmes d'après-guerre.
Une perspective d'après-guerre qui devrait réjouir, mais qui assez curieusement sème l'angoisse, c'est la perspective de l'abondance.
Personne ne demande une minute : Après la guerre, où prendra-t-on les produits ? Pas du tout. Mais au contraire on se demande : Après la guerre, où mettra-t-on les produits ?
Tout le monde s'attend, avec raison, à une capacité de production phénoménale. Depuis qu'il est en guerre, en effet, le Canada a multiplié sa production par trois, presque par quatre. Et il fournit cette production quadruplée, malgré que 730,000 de ses meilleurs hommes et jeunes gens sont soldats et ne produisent pas un brin de blé, pas une pomme de terre, pas un bouton, pas une épingle.
Que sera-ce lorsque tous ces hommes reviendront, et lorsque les mains et les machines actuellement occupées à fabriquer des engins de destruction seront employées à faire des produits pour mettre sur le marché ?
On se demandait déjà avant la guerre : Où mettre tous ces produits ? Et parce qu'on ne trouvait où les mettre, on jetait le tiers de la population dans le chômage et la misère.
Et quand on aura quatre fois plus de produits à vendre ?
Pendant la guerre, on sait où mettre les produits. On les jette gratuitement sur la tête des Allemands et des Japonais, sans compter ce qu'on place gracieusement sur la table des Anglais.
Mais après la guerre ? Le lendemain de l'armistice, que ferons-nous des produits ? Que ferons-nous des travailleurs ?
Un journaliste qui se croit inspiré écrivait dans L'Action Catholique — et bien d'autres comme lui dans d'autres journaux :
Il ne faudrait pas que les marchés si largement ouverts à la production canadienne lui soient fermés par le retour de la paix. Nos gouvernements feront bien de prendre des dispositions pour nous assurer la continuité des commandes de l'Angleterre et de tant de nations ruinées par les ravages de la guerre.
C'est-à-dire, n'est-ce pas : Si le Canada est aujourd'hui affairé à fournir de quoi détruire, il devrait demain être affairé à fournir de quoi reconstruire. Et il faut à tout prix s'assurer le privilège de mettre la production canadienne au service des pays où la guerre aura créé des besoins.
Ô bienheureuse guerre, plus tu auras fait de dégâts, plus nous avons de chance de continuer à écouler nos produits lorsque la colombe de la paix aura rapporté au monde le rameau d'olivier ! La guerre a réglé le problème du chômage pendant quatre années. Puissent les ruines de la guerre être assez considérables pour le régler pendant quelques années encore après l'armistice !
Qu'on raisonne donc bien quand on cherche par-dessus tout à tenir les travailleurs occupés !
Un chef politique qui aspire à diriger les destinées du pays disait récemment à la radio : "Notre parti verra à ouvrir des marchés à l'étranger pour les produits canadiens, par exemple dans les républiques latines de l'Amérique du Sud."
Tout cela sonne fort bien dans les milieux où l'on considère le Canada prospère lorsque les Canadiens travaillent très dur pour alimenter la consommation étrangère. C'est la hantise de l'embauchage intégral, pour n'importe quoi, pourvu qu'il soit intégral. C'est la mystique de l'exportation. C'est le culte des balances de commerce dites favorables.
Notre pays est prospère, paraît-il, lorsque, sur cinq cochons qu'il produit, il en envoie quatre à l'étranger et n'en garde qu'un pour lui-même. S'il garde les cinq, quel malheur ! les Canadiens ayant trop de viande ne pourront pas en manger.
Notre pays est prospère, d'après ces mêmes docteurs, lorsqu'il exporte plus qu'il importe. Il est heureux lorsqu'il expédie plus de choses qu'il en reçoit, lorsque les biens qui sortent dépassent les biens qui rentrent.
Cette absurdité est même passée à l'état de dogme, et des gens qui se pensent plus instruits que les autres l'enseignent sans broncher, sans s'apercevoir qu'ils ont les pieds en l'air et la tête en bas.
Il n'est pourtant pas une maîtresse de maison qui penserait s'enrichir en introduisant ce principe dans la conduite de sa maison.
Est-il une femme au Canada, ou ailleurs, qui songerait jamais à tenir à ses voisines ce langage :
"Voisines, je vous en prie, acceptez ces quatre belles chaises toutes neuves que je vous offre ; mais je vous défends bien de m'en envoyer plus qu'une des vôtres en échange.
"Voisines, prenez-moi cette demi-douzaine de lits confortables, dans lesquels vous dormirez si bien ; mais je ne veux pas en accepter plus qu'un ou deux des vôtres en retour.
"Voisines, voyez ce magnifique assortiment de vaisselle avec ses 72 pièces ; je vous supplie de le recevoir ; mais en échange, j'hésiterai longtemps à accepter plus qu'une tasse et une soucoupe de votre part.
"C'est que, voyez-vous, mes chères voisines, si vous ne prenez pas ces bonnes choses que je vous offre, ou si vous avez l'effronterie de faire entrer dans ma maison les choses non moins bonnes que vous possédez en surplus, qu'est-ce que vont faire mon mari et mes enfants ? Ils ne pourront plus travailler plein temps pour vous ; il auront des loisirs : quelle vie misérable cela va nous faire !
"Je veux devenir riche ; je veux que ma famille vive dans l'aisance ; c'est pour cela que je me hâte de vider ma maison à mesure qu'elle se remplit.
"Et si mes voisines ne veulent pas accepter la surabondance de ma maison, ce sont de méprisables ennemies auxquelles je devrai me décider à faire la guerre un jour. Si elles ne veulent pas de mes chaises, de mes meubles, de ma vaisselle, à peu près pour rien, je leur ferai envoyer des bombes et des obus absolument gratis.".
Pas une femme n'est insensée à ce point. Non. Mais lorsqu'on quitte le domaine de l'économie domestique pour entrer dans celui de l'économie nationale, on perd la tête.
Pourquoi perd-on la tête ? Parce que les échanges entre pays et entre individus sont conditionnés par un facteur intermédiaire, qui s'appelle l'argent, et ce facteur est détraqué. Quand c'est un détraqué qui mène, on peut bien vivre dans un régime de fous.
Pourquoi pas dans les maisons canadiennes ?
Sont-ils sages ou sont-ils insensés, en effet, ceux qui se démènent pour chercher où mettre les produits du Canada, alors que les maisons canadiennes en réclament à grands cris ?
Où mettre les produits canadiens ? Mais, mettez-les donc dans les maisons canadiennes. Parlez-nous donc du marché domestique avant de nous parler du marché étranger. Tâchez de voir des consommateurs canadiens tout autour de vous, avant de vous mettre en peine de chercher des consommateurs étrangers.
Si c'est le besoin de produits étrangers qui vous presse, à la bonne heure. Pour avoir du café du Brésil, offrez au Brésil du papier canadien. C'est alors accueillir avec plaisir les surplus étrangers dans nos maisons, en échange de nos surplus dont le départ ne nous privera pas.
Mais prenons cela par le bon bout. Exigeons des produits pour remplacer ceux qui s'en vont, et ne parlons plus d'exporter plus qu'on importe.
La production canadienne — ou la production étrangère qui la remplace — dans les maisons canadiennes. Le marché étranger ne doit être que l'accessoire, dépendant du marché domestique, et non pas le marché domestique être un sous-produit du marché étranger.
Mais, vont rétorquer des esprits esclaves du signe, il y a un grand obstacle qui s'oppose à l'entrée des produits canadiens dans les maisons canadiennes : c'est que l'argent n'y est pas. S'il n'y a pas assez d'argent dans les maisons canadiennes, comment y faire entrer les produits canadiens et les payer aux producteurs ?
Il n'y a pas d'argent dans les maisons canadiennes ? C'est très bien : mettez de l'argent dans les maisons canadiennes, et il y en aura. L'argent canadien est-il donc si difficile à fabriquer et à mettre dans les maisons, en rapport avec les produits canadiens ?
Ou bien encore, abaissez les prix des produits canadiens pour les familles canadiennes, et compensez la balance au producteur. Vous l'avez bien fait en faveur d'étrangers pour l'économie de guerre. Vous avez même compensé cent pour cent au producteur ce que vous avez donné pour rien à l'étranger pendant la guerre.
Grands imbéciles qui tenez les rênes des gouvernements, la guerre vous a fait faire, malgré vous, des choses que vous trouviez absurdes avant la guerre. Vous haussiez les épaules à la seule mention d'un dividende aux Canadiens ; et vous avez fait des dividendes aux étrangers. Vous ridiculisiez l'idée de l'escompte national compensé, préconisé par le Crédit Social, et vous avez pratiqué l'escompte compensé à 100 pour cent en faveur de consommateurs étrangers.
Il est vrai que vous avez ainsi fait monter terriblement la dette du pays. C'est parce que l'augmentation de production a nécessité une augmentation d'argent ; et, sous le système actuel, tout argent nouveau est mis au monde sous forme de dette. Mais, décrétez que l'argent nouveau naisse libre de dette, et vous aurez réglé votre problème.
Voici vingt-cinq ans que le major Douglas, l'initiateur de la technique créditiste, a dévoilé au monde l'absurdité et la monstruosité du système financier actuel, et exposé la manière d'y substituer un régime de bon sens.
Il a fallu la guerre, l'organisation de la destruction, pour que les chefs d'État — Hitler pour commencer, puis Roosevelt et les autres — mettent de côté le non-sens financier, pour permettre la production sans entraves d'instruments de tuerie.
Mais tout en mettant de côté, pour la guerre, le non-sens financier, ils inscrivent cette émancipation temporaire en dettes dans les livres des financiers. La finance pourra ainsi ramener le monde au non-sens financier, lorsque la production de choses meurtrières aura fait place à la production de choses utiles.
Où mettrons-nous nos produits après la guerre ? Cette question n'a pas fini de susciter les réponses les plus sottes, tant qu'on n'aura pas décidé d'avoir un système d'argent en rapport avec les faits de la production et les besoins de la consommation. Seul, le Crédit Social tient la solution.
Louis EVEN
Un Père Jésuite à Vers Demain :
"Pour sauver la nationalité canadienne-française, il faut compter avant tout sur la divine Providence, puis sur le triomphe définitif du Crédit Social qui sera entre les mains de la Providence l'instrument créé du salut".