Récemment, un homme de Drummondville, qui, outre son emploi en ville, exploite une ferme, avait du fossé à faire faire sur sa terre. Comme les journaliers sont assez rares de ce temps-ci, on lui conseilla de s'adresser au propriétaire d'une machine spéciale pour ce genre de travail. On lui demanda $12 de l'heure pour les services de la machine avec deux hommes pour la conduire. Notre homme sursauta d'abord, trouvant le prix de $12 de l'heure fort élevé. Mais dans les circonstances, il n'avait pas le choix, et il engagea la machine.
La machine travailla neuf heures pour faire 54 arpents de fossé, dans des conditions de terrain très difficiles. Ça lui coûta donc la somme de $108 pour l'ouvrage de la machine, soit une moyenne de $2. par arpent.
Si un journalier avait accepté de faire le même travail au prix de $6. par arpent, notre homme aurait trouvé cela très bon marché avant de connaître la machine, et il se serait empressé d'accepter ses services. Pourtant ça lui aurait coûté trois fois plus cher qu'avec la machine, et ça aurait pris au moins 54 fois plus de temps. Pour faire l'ouvrage dans le même temps que la machine, il aurait fallu au moins 54 hommes soumis à un travail pénible, alors qu'avec la machine, il n'en fallait que deux pour exécuter un travail bien moins dur.
Cette machine représente certainement un progrès, et un grand. Elle permet de faire plus, plus rapidement, et avec moins d'efforts humains. En temps de guerre, la machine est la bienvenue pour multiplier les efforts de l'homme ; mais en temps de paix, le chômeur qui doit se contenter de regarder travailler la machine est porté à maudire le progrès.
N'a-t-on pas vu durant la crise, au temps de M. T.-D. Bouchard comme ministre de la voirie, des hommes attelés à la place de chevaux ? M. Bouchard peut toujours se vanter de n'être pas seulement un partisan de l'embauchage intégral, mais d'avoir tenté de le mettre en pratique.
Pourquoi la machine qui pourrait tant libérer l'homme de bien des durs travaux est-elle si honnie ? Pourquoi, selon nos économistes orthodoxes, le problème d'après-guerre est-il surtout un problème d'emploi ? Il faut trouver de l'ouvrage pour tout le monde, disent-ils. Mais puisque la machine peut faire le travail à la place de l'homme, l'homme ne pourrait-il pas se reposer ou s'employer à des travaux supérieurs ? Non, parce que dans le système actuel, si l'homme ne travaille pas pour un salaire, il crèvera de faim : ce sera une grande CRISE.
Mais à qui appartient le progrès réalisé par la machine ? Appartient-il seulement à l'inventeur ou au propriétaire de la machine ? Non, et voilà justement ce que l'on ne veut pas reconnaître aujourd'hui, ce qui empêche le progrès de servir l'homme comme ce devrait être.
La machine est le résultat de la science accumulée d'une génération à l'autre, et laissée en héritage à l'humanité. Celui qui a inventé la machine à faire du fossé s'est servi de tout ce qui a été trouvé avant lui. En ajoutant son ingéniosité à celle de tous ses prédécesseurs, il a adopté une machine à ce travail particulier. Si d'autres avant lui n'avaient pas découvert la roue, le moyen de convertir la gazoline en force motrice, et combien d'autres choses, résultats d'expériences et de recherches de nombreuses années et parfois de plusieurs vies, l'inventeur de la machine à faire du fossé aurait été incapable de réaliser son invention.
Cet héritage de science est un capital social commun qui appartient à tout le monde, et tous, et chacun devrait en retirer sa part de bénéfices, tout comme l'actionnaire d'une compagnie quelconque reçoit sa part des profits de sa compagnie.
La machine à faire du fossé, dans le fait rapporté plus haut, a permis de faire au prix de $108 ce qui autrement aurait coûté au moins trois fois plus, soit $324. La différence de $216 représente le fruit de l'héritage commun. En toute justice, il devrait revenir à tous et à chacun sous forme de dividendes à même de l'argent tout neuf créé à cette fin.
De cette façon, au lieu d'avoir 52 chômeurs à regarder travailler la machine employant deux hommes seulement, nous aurions 52 actionnaires qui seraient heureux de voir une machine les soulager d'un dur labeur, tout en leur apportant un revenu, pour assurer une partie de leur minimum vital. Les deux hommes qui travaillent sur la machine sont actionnaires au même titre que les 52 autres, et ont droit eux aussi à leur part, à leur dividende. Mais en plus, les deux hommes au travail recevront leur salaire, alors que les autres n'auront que leur dividende.
La machine augmente la valeur de rendement de la terre, et sous un système aussi juste que le Crédit Social, tout le monde serait content, puisque ce serait dans l'intérêt de tous et de chacun. Au lieu de détruire les produits que la terre fournira en plus grande abondance, on aurait l'argent nécessaire pour que les produits s'écoulent.