Le salariat a succédé au servage et à l'esclavage.
Sous le régime de l'esclavage, le maître devait voir lui-même à l'entretien de ses esclaves, comme le cultivateur voit à l'entretien de ses animaux. Mais l'esclave ne pouvait se soustraire à la dépendance de son maître. Même s'il était bien nourri et bien logé, même s'il avait une certaine sécurité économique, l'esclave n'avait pas la liberté.
Sous le régime du salariat, l'employeur n'entretient pas son employé, mais lui verse une paie qui est supposée permettre à l'employé de s'entretenir lui-même et d'élever ses enfants. Le salarié est libre (si toutefois sa paie est assez grosse) de choisir les choses à son goût pour entretenir et embellir sa vie.
Le salarié peut aussi, théoriquement, quitter un maître dont il ne prise pas l'autorité ou dont les conditions de travail ne lui conviennent pas. Théoriquement, parce que, dans la pratique, c'est loin d'être toujours possible. D'ailleurs, dans la mesure où les conditions dans lesquelles se débat l'ouvrier rendent cette liberté vaine, dans la même mesure le salariat recule vers l'esclavage.
Disons, en passant, que le Service Sélectif est une mesure gouvernementale pour rapprocher le salariat de l'esclavage.
Si, en soi, le régime du salariat n'est pas condamnable, personne ne pourra appeler chrétienne, ni même simplement humaine, une économie dans laquelle une multitude toujours grandissante doit être enrôlée au service d'une minorité de plus en plus concentrée.
C'est le cas de l'économie moderne.
Les règlements sont de plus en plus le fait d'une minorité dont la masse ne peut éviter le commandement sans s'exposer à de grandes souffrances. La soumission forcée des travailleurs aux ukases des maîtres est devenue le lot inévitable de la grande majorité. Les interventions des gouvernements, tardives, concessionnaires, diluées de formules et de bureaucratie, n'y changent pas grand'chose. Celui qui paie a cent manières d'imposer sa volonté à celui qui est payé. Et lorsque la rébellion signifie la famine, que peut faire le salarié ?
On juge d'un régime par ses résultats. Une économie qui enrégimente, qui diminue constamment le nombre de personnes libres, est une économie désaxée, sinon intentionnellement faussée.
Des hommes, des femmes, des jeunes gens, des jeunes filles, en nombre croissant, sont déracinés des campagnes, des grands horizons, du contact avec la nature vivante, séquestrés de la souche familiale, et entassés dans des espaces restreints, où ils sont la chose des capitaines de l'industrie et d'où ils n'ont même plus le moyen de s'évader lorsqu'ils en deviennent écœurés.
Quel est le sens des agglomérations ouvrières, toujours plus nombreuses, toujours plus denses, où l'on produit en masse des choses qui ne sont même pas réclamées dans le pays, mais que ces enrégimentés doivent tout de même produire pour avoir le droit de toucher aux bonnes choses offertes en abondance autour d'eux ?
Voyez les textiles, par exemple. Depuis que le coton est apporté des États-Unis pour avoir ici une main-d'œuvre à meilleur marché qu'au pays du coton ; depuis que nos Canadiens et nos Canadiennes, par centaines et centaines, suent pour les compagnies de Blair Gordon, sommes-nous beaucoup mieux habillés que nos ancêtres au Canada ?
Pourquoi faut-il que des milliers d'hommes descendent au fond de carrières, pénètrent sous terre, pour en extraire des richesses expédiées aux quatre coins du monde, avant d'avoir le droit aux produits abondants de leur propre pays ? Pourquoi, avec des élévateurs canadiens débordant de blé canadien, est-il impossible pour les Canadiens d'y toucher sans s'être faits d'abord les serviteurs d'exploitants internationaux ?
Villes papetières, villes minières, villes textiles, villes d'aluminium, villes d'amiante, villes-tout comme Montréal, êtes-vous vraiment une richesse pour votre pays ; ou n'êtes-vous pas plutôt des gouffres où sombrent les libertés, quand ce n'est pas autre chose qui y fait naufrage ?
Pour quels besoins et pour quels consommateurs toutes ces activités ? Les multitudes qui s'y consacrent ne le savent même pas. C'est leur pain quotidien qu'elles veulent. Le pain sort des champs, mais elles doivent aller le chercher dans l'usine.
Le sens dans lequel évolue le mastodonte industriel de notre époque brille dans toute sa clarté en temps de guerre. Des centaines de mille hommes se lèvent, courent, se pressent, pour faire des choses qui n'ont absolument rien à voir avec le vêtement, la nourriture, le logement ; des choses qui ne contribuent aucunement à entretenir ou embellir la vie ; des choses, qui, au contraire, sèment la ruine et la mort. Or, c'est pendant la guerre que nos hommes et nos femmes de la classe travaillante mangent mieux et s'habillent mieux.
Les canons sont-ils donc plus utiles que la charrue ? Les bombes et les obus font-ils pousser le froment ? Les jeunesses fauchées nous donnent-elles des vêtements ?
Notre économie a sûrement été touchée par la baguette de Satan.
Et vous croyez qu'une fois finie la guerre pour la liberté, nos masses ouvrières vont respirer l'air de la liberté ? Détrompez-vous. Déjà les appréhensions de l'après-guerre font blêmir ceux qui n'ont pas complètement noyé leur esprit dans le tourbillon.
Ahuris par la crainte d'une autre période de misère, comme la longue période à laquelle seule la guerre a mis un terme, des organismes ouvriers qui ont le sens du lendemain rédigent fébrilement des programmes sur lesquels ils demandent aux gouvernements de se pencher.
Et que lisez-vous dans ces programmes ? Quel cri monte le premier de ces poitrines :
"Un plan de travail pour tous après la guerre." Ce cri sort-il de poitrines d'hommes libres ? Libres, des hommes qui demandent publiquement à être enrégimentés après la guerre avec le même succès qu'ils l'ont été pendant la guerre ?
"Faites des plans pour nous enrôler dans des équipes de travail après la guerre aussi efficacement qu'aujourd'hui. Des plans qui nous prennent tous. Du travail pour tous !"
Mais, messieurs, qu'est-ce qui vous empêche de travailler à cœur content vingt-quatre heures par jour ? Personne ne vous a jamais interdit de travailler ? Occupez-vous activement dans votre cour, dans votre jardin, si vous en avez. Allez soulever et rouler des pierres dans la montagne, si vous n'avez ni cour ni jardin.
— Ah ! mais ce n'est pas de ce travail-là que nous voulons. Ce n'est pas du travail libre, pas du travail pour nous-mêmes, pas du travail au gré de nos goûts. Nous voulons du travail au service des autres ; nous voulons que d'autres nous emploient et nous commandent quoi faire, parce que c'est cela qui nous permet de vivre. Nous voulons vivre, et la liberté ne nous permet pas de vivre. Du pain, nous voulons du pain pour nous et pour les nôtres. Et pour avoir du pain, il nous faut porter des chaînes. Eh bien, donnez-nous ces chaînes. Assurez-nous des chaînes à tous pour après la guerre comme pendant la guerre.
L'économie moderne a tué la liberté. Elle a tué même le culte de la liberté. Elle a rendu la liberté odieuse en l'alliant à la famine. Elle a déclenché la course au carcan, en faisant du carcan la condition du pain quotidien.
Mais nous comprenons vos cris de détresse, chers amis. Vous avez déjà été sans pain, parce que vous étiez sans maître pour vous donner de l'ouvrage. Votre pain est lié à votre servitude, et vous avez faim : c'est pourquoi vous réclamez la servitude.
Lorsque vous demandez de l'ouvrage, c'est de l'ouvrage payé que vous voulez, c'est de l'argent au bout de l'ouvrage qui vous est nécessaire. Que le travail qu'on vous demande fasse des choses nécessaires ou non, vous ne vous en préoccupez pas. Mais le salaire vous préoccupe, c'est votre seul moyen d'obtenir les choses nécessaires à la vie.
Si l'on vous offrait de l'ouvrage, même très utile, sans argent, vous n'en voudriez pas. Si l'on mettait une machine à votre place, mais en continuant de vous servir votre salaire quand même, vous seriez moins désemparés.
Que ne le dites-vous ? Que ne joignez-vous les rangs, ou que n'appuyez-vous au moins la voix de ceux qui réclament l'argent d'après les produits et en face des produits, même si les produits sont faits par la science et par la machine ?
Offrez vos bras, si vous voulez. Dites : Nous sommes prêts à fournir tous les efforts qu'il faudra pour faire naître les produits. Nous n'avons jamais refusé l'effort. Nous avons fait queue aux portes des bureaux d'emploi. Mais si les produits naissent sans le besoin de notre servitude, nous les accepterons avec empressement. Si les progrès de la science appliquée nous donnent des loisirs tout en nous conservant les droits à la production, nous saurons bien occuper nos loisirs. Nous saurons bien faire un utile usage de notre temps, nous saurons bien travailler pour nous-mêmes, sans être la chose des autres.
Le but de l'industrie, comme de l'agriculture, comme de toutes les activités économiques, ce n'est pas d'occuper le monde, mais de produire et livrer les biens nécessaires à la satisfaction des besoins. Pourquoi alors vouloir que l'industrie occupe tout le monde ? Qu'on demande à l'industrie des produits, pas du travail.
Il ne faut pas s'étonner que l'économie soit détraquée lorsqu'on commence par détraquer ses fins. La corruption des objectifs est le premier pas vers la corruption des institutions.
Certains font même de l'emploi une question de morale. Ce sont les mêmes, parfois, qui nous rappellent au détachement des biens de la terre et qui réclament l'embauchage intégral. Ne chercher que modérément les biens de la terre et travailler à en produire le plus possible — comment accorder cela ?
L'économie, empoisonnée par l'enfer, a faussé les jugements.
Mais, dira-t-on, à quoi bon toutes ces réflexions ? Nous sommes pris dans l'engrenage. Qu'y faire ? Le règlement est là, inexorable, et qui nous presse : pas d'argent, pas de pain. Et pour avoir l'argent, il faut bien accepter toutes les conditions qu'on nous impose. Nous sommes même tellement occupés à remplir ces conditions que nous n'avons pas le temps de les analyser.
Que faire ? Mais, une chose très simple : dompter l'argent.
Puisque c'est l'argent dévoyé — l'argent absent devant le pain et présent devant les canons, l'argent ennemi de la vie et financier de la mort — qui met le désordre dans la vie des hommes, il faut dompter l'argent et le faire servir au lieu d'asservir.
C'est ce qu'entreprend le mouvement créditiste, l'Union des Électeurs.
La naissance créditiste de l'argent dans les maisons réorienterait toute la production, et réorienterait en même temps le travail nécessaire à la production.
Puis, le dividende permettrait à l'ouvrier de mieux choisir sa vie, de la choisir plus librement. Il ne serait plus pris avec le dilemme barbare : Accepte cela, ou crève de faim.
Que de talents, que d'initiatives fleuriraient et libéreraient du bagne du salariat, feraient surgir des industries locales mieux en rapport avec la vie de famille et avec les véritables besoins des hommes, si le salarié actuel avait seulement l'assurance de pouvoir vivre pendant la transition.
Et l'abondante, la surabondante production que nous connaissons ne peut-elle donc fournir cette garantie ?