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L'orfèvre devenu banquier, une histoire vraie

Louis Even le jeudi, 01 octobre 1936. Dans Sous le Signe de l'Abondance

Sous le signe de l'Abondance - Chapitre 26

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(Article de Louis Even, paru dans les Cahiers du Crédit Social d'octobre 1936.)

Si vous avez un peu d'imagination, transportez-vous quelques siècles en arrière, dans une Europe déjà vieille mais peu progressive encore, ayant surtout cultivé l'art de la guerre et celui des persécutions, s'éveillant néanmoins peu à peu aux récits des aventuriers et des voyageurs. C'était peut-être l'époque où Jacques Cartier grimpait au sommet du Mont Réal, conduit par le vieux chef qui voulait lui faire admirer le magnifique panorama de forêts et de rivières devant lequel même l'âme d'un Peau-Rouge ne pouvait rester inerte. Ou était-ce plutôt avant que Christophe Colomb eût mis le cap sur le vaste inconnu pour atteindre l'Orient en voguant vers l'Occident ?

Toujours est-il qu'en ce temps-là la monnaie ne comptait pas pour beaucoup dans les transactions commerciales courantes. La plupart de celles-ci étaient de simples échanges directs, du troc. Cependant, les rois, les seigneurs, les riches et les gros négociants possédaient de l'or et s'en servaient pour financer les dépenses de leurs armées ou pour acquérir des produits étrangers.

Mais les guerres entre les seigneurs ou les nations et les brigandages exposaient l'or et les bijoux des riches à tomber entre les mains des pilleurs. Aussi les possesseurs d'or devenus trop nerveux prirent-ils de plus l'habitude de confier la garde de leurs trésors aux orfèvres qui, à cause du matériel précieux sur lequel ils travaillent, disposaient de voûtes bien protégées. L'orfèvre recevait l'or, donnait un reçu au dépositaire et conservait le métal pour celui-ci, moyennant une prime pour le service.

Naturellement, le propriétaire réclamait son bien, en tout ou en partie, quand bon lui semblait.

Le négociant qui partait de Paris pour Marseille, ou de Troyes pour Amsterdam, pouvait se munir d'or pour faire ses achats. Mais là encore, il y avait danger d'attaque en cours de route ; aussi s'appliqua-t-il à persuader son vendeur de Marseille ou d'Amsterdam d'accepter, au lieu de métal, un droit signé sur une partie du trésor en dépôt chez l'orfèvre de Paris ou de Troyes. Le reçu de l'orfèvre témoignait de la réalité des fonds.

Il arriva aussi que le fournisseur d'Amsterdam, ou d'ailleurs, réussit à faire accepter par son propre correspondant de Londres ou de Gênes, en retour de services de transport, le droit qu'il avait reçu de son acheteur français. Bref, peu à peu, les commerçants en vinrent à se passer entre eux ces reçus au lieu de l'or lui-même, pour ne pas déplacer inutilement celui-ci et risquer des attaques des mains des bandits. C'est-à-dire qu'un acheteur, au lieu d'aller chercher un lingot d'or chez l'orfèvre pour payer son créancier, donnait à ce dernier le reçu de l'orfèvre lui conférant un titre à l'or conservé dans la voûte.

Au lieu de l'or, ce sont les reçus de l'orfèvre qui changeaient de main. Tant qu'il n'y eut qu'un nombre limité de vendeurs et d'acheteurs, ce n'était pas un mauvais système. Il restait facile de suivre les pérégrinations des reçus.

Prêteur d'or

Mais, l'orfèvre fit bientôt une découverte qui devait affecter l'humanité beaucoup plus que le voyage mémorable de Christophe Colomb lui-même. Il apprit, par expérience, que presque tout l'or qu'on lui avait confié demeurait intact dans sa voûte. Les propriétaires de cet or se servant de ses reçus dans leurs échanges commerciaux, c'est à peine si un sur dix venait quérir du métal précieux.

La soif du gain, l'envie de devenir riche plus vite qu'en maniant ses outils de bijoutier, aiguisèrent l'esprit de notre homme et lui inspirèrent de l'audace. « Pourquoi, se dit-il, ne me ferais-je pas prêteur d'or ! » Prêteur, remarquez bien, d'or qui ne lui appartenait pas. Et comme il n'avait pas l'âme droite de saint Eloi, il couva et mûrit cette idée. Il la raffina encore davantage : « Prêteur d'or qui ne m'appartient pas, et avec intérêt, va sans dire ! Mieux que cela, mon cher maître (parlait-il à Satan ?) — au lieu d'or, je vais prêter des reçus et en exiger l'intérêt en or : cet or-là sera bien a moi, et celui de mes clients restera dans mes voûtes pour couvrir de nouveaux prêts. »

Il garda bien le secret de cette découverte, n'en parlant même pas à sa femme qui s'étonnait de le voir souvent se frotter les mains de joie. L'occasion de mettre ses desseins à exécution ne tarda pas, bien qu'il n'eût pour s'annoncer ni « La Presse » ni « Le Star ».

Un bon matin, en effet, un ami de l'orfèvre se présenta chez lui pour réclamer une faveur. Cet homme n'était pas sans biens — une maison ou une propriété en culture — mais il avait besoin d'or pour régler une transaction. S'il pouvait seulement en emprunter, il le rendrait avec un surplus en compensation ; s'il y manquait, l'orfèvre saisirait sa propriété, d'une valeur bien supérieure au prêt.

L'orfèvre ne se fit prier que pour la forme, puis expliqua à son ami, d'un air désintéressé, qu'il serait dangereux pour lui de sortir avec une forte somme d'argent dans sa poche : « Je vais vous donner un reçu ; c'est comme si je vous prêtais de l'or que je tiens en réserve dans ma voûte ; vous passerez ce reçu à votre créancier et s'il se présente, je lui remettrai l'or ; vous me devrez tant d'intérêt. »

Le créancier ne se présenta pas généralement. Il passa lui-même le reçu à un autre. Entre temps, la réputation du prêteur d'or se répandit. On vint à lui. Grâce à d'autres avances semblables par l'orfèvre, il y eut bientôt plusieurs fois autant de reçus en circulation que d'or réel dans les voûtes.

L'orfèvre lui-même avait bel et bien créé de la circulation monétaire, à grand profit pour lui-même. Il triompha vite de sa nervosité du début qui lui avait fait craindre une demande simultanée d'or par un grand nombre de détenteurs de reçus. Il pouvait jouer dans une certaine limite en toute sécurité. Quelle aubaine, de prêter ce qu'il n'avait pas et d'en tirer intérêt — grâce à la confiance qu'on avait en lui et qu'il eut soin de cultiver ! Il ne risquait rien tant qu'il avait pour couvrir ses prêts une réserve que son expérience jugeait suffisante. Si, d'autre part, un emprunteur manquait à ses obligations et ne remettait pas le prêt l'échéance venue, l'orfèvre acquérait la propriété gagée. Sa conscience s'é moussa vite et les scrupules du début ne le tourmentèrent plus.

Création de crédit

D'ailleurs, il crut sage de changer la formule et quand il prêta, au lieu d'écrire : « Reçu de Jacques Lespérance... » il écrivit : « Je promets de payer au porteur... » Cette promesse circula comme de la monnaie d'or. Incroyable, direz-vous. Allez donc, regardez vos billets de banque d'aujourd'hui. Lisez le texte qu'ils portent. Sont-ils si différents et ne circulent-ils pas comme monnaie ?

Un figuier fertile, le système bancaire privé, créateur et maître de la monnaie, avait donc poussé sur les voûtes de l'orfèvre. Les prêts de celui-ci, sans déplacement d'or, étaient devenus les créations de crédit du banquier. Les reçus primitifs avaient changé de forme, prenant celles de simples promesses de payer sur demande. Les crédits payés par le banquier s'appelèrent dépôts, ce qui fit croire au public que le banquier ne prêtait que les sommes venues de déposants. Ces crédits entraient dans la circulation au moyen de chèques négociables. Ils y déplacèrent en volume et en importance la monnaie légale du souverain qui n'eut plus qu'un rôle secondaire. Le banquier créait dix fois plus de circulation fiduciaire que l'Etat.

L'orfèvre devenu banquier

L'orfèvre mué en banquier fit une autre découverte : il s'aperçut qu'une abondante mise de reçus (crédits) en circulation accélérait le commerce, l'industrie, la construction ; tandis que la restriction, la compression des crédits, qu'il pratiqua d'abord dans les cas où il craignait une course à l'or vers son établissement, paralysait l'essor commercial. Il semblait, dans ce dernier cas, y avoir surproduction alors que les privations étaient grandes ; c'est parce que les produits ne se vendaient pas, faute de pouvoir d'achat. Les prix baissaient, les banqueroutes se multipliaient, les emprunteurs du banquier faisaient défaut à leurs obligations et le prêteur saisissait les propriétés gagées.

Le banquier, très perspicace et très habile au gain, vit ses chances, des chances magnifiques. Il pouvait monétiser la richesse des autres à son profit : le faire libéralement, causant une hausse des prix, ou parcimonieusement, causant une baisse des prix. Il pouvait donc manipuler la richesse des autres à son gré, exploitant l'acheteur en temps d'inflation et exploitant le vendeur en temps de dépression.

Le banquier maître universel

Le banquier devenait ainsi le maître universel, il tenait le monde à sa merci. Des alternances de prospérité et de dépression se succédèrent. L'humanité s'inclina sous ce qu'elle prenait pour des cycles naturels inévitables.

Pendant ce temps, savants et techniciens s'acharnaient à triompher des forces de la nature et à développer les moyens de production. Et l'on vit paraître l'imprimerie, se répandre l'instruction, surgir des villes et des habitations meilleures, se multiplier et se perfectionner les sources de la nourriture, du vêtement, des agréments de la vie. L'homme maîtrisa les forces de la nature, attela la vapeur et l'électricité. Transformation et développements partout — excepté dans le système monétaire.

Et le banquier s'enveloppa de mystère, entretint la confiance que le monde soumis avait en lui, eut même l'audace de faire proclamer par la presse, dont il contrôlait la finance, que les banques avaient sorti le monde de la barbarie, ouvert et civilisé des continents. Savants et travailleurs n'étaient plus considérés que secondaires dans la marche du progrès.

Aux masses, la misère et le mépris ; au financier exploiteur, les richesses et les honneurs ! Comme son digne successeur Herbert Holt d'aujourd'hui, honoré, adulé, « siré », il réclamait l'estime du peuple qu'il saignait : Si je suis riche et puissant pendant que vous subissez les étreintes de la pauvreté et l'humiliation de l'assistance publique ; si j'ai réussi en pleine dépression à faire du 150 pour cent chaque année, c'est chez vous la bêtise et chez moi « le fruit d'une sage administration ».

Louis Even

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