Substance du discours prononcé par M. J.-Ernest Grégoire, à l'Aréna de Drummondville, le soir du Congrès provincial de l'Union des Électeurs.
C'est à bon droit qu'on s'est plaint des conditions économiques d'avant-guerre et qu'on se plaint des conditions économiques actuelles.
L'organisme économique ne sera satisfaisant que lorsqu'il atteindra sa fin. Sa fin, c'est la satisfaction des besoins humains.
Satisfaire les besoins humains, sur le plan économique, c'est adapter les biens de la terre aux besoins temporels des hommes.
Cette adaptation nécessite :
1. La production, qui prépare les biens de façon à répondre aux besoins ;
2. La distribution, qui fait aller ces biens aux besoins.
Il ne peut y avoir de distribution s'il n'y a pas de production. Mais, d'autre part, la production ne se maintient que si les produits sont distribués.
La production moderne est très efficace. Elle peut à peu près tout faire, le faire vite, le faire bien, le faire en quantité. La guerre l'a démontré hors de tout doute.
Si l'on constate actuellement une déficience de produits dans plusieurs secteurs, ce n'est pas à cause d'un défaut dans la capacité de production. Avec les hommes revenus du front, avec la cessation de l'emploi pour la guerre, il est immensément plus facile que pendant la guerre de produire beaucoup de bonnes choses de toutes sortes.
La rareté actuelle de produits n'est ni naturelle ni logique. C'est une rareté délibérément voulue. C'est une rareté créée de main d'homme.
La capacité de production est donc immense dans tous les pays civilisés. Mais la production obéit aux commandes. Elle ne travaille que si elle reçoit des commandes ; puis elle travaille selon les commandes reçues. Elle fournit des canons si on lui demande des canons ; elle fournit du pain si on lui demande du pain ; elle ne fournit rien si on ne lui demande rien.
Les commandes à la production ne peuvent venir que de clients munis de pouvoir d'achat, que de consommateurs qui peuvent payer.
Si le pouvoir d'achat est concentré entre quelques mains, la production ne travaille que pour quelques-uns, que selon les volontés et les commandes de ces quelques-uns. Elle risque bien, dans ce cas, de restreindre ses activités, parce que ces quelques-uns ne peuvent absorber toute la production alimentaire, vestimentaire et autre qui sort abondante des moyens modernes de production.
Une production massive, pour se maintenir, exige une consommation massive. La consommation
massive ne peut exister. qu'avec une masse de consommateurs munis de pouvoir d'achat.
Si le pouvoir d'achat est entre les mains du gouvernement, comme pendant la guerre, la production travaille pour le gouvernement. Elle peut être très active, parce que le gouvernement est un acheteur insatiable pour mener la guerre. Mais cette production n'est pas orientée selon les désirs des personnes et des familles.
Si l'on veut que la production soit réellement au service des personnes, des familles, il faut que les personnes, que les familles soient en mesure de passer elles-mêmes des commandes à la production. Il faut que les personnes, les familles, possèdent du pouvoir d'achat, qu'elles aient le moyen de payer leurs commandes, qu'elles aient entre leurs mains le titre à la production — l'argent.
Cela est vrai, au moins, pour toute production qui ne doit pas être consommée par la personne même qui la fait ; et c'est le cas de presque toute la production moderne.
Toutes les personnes, par le fait même qu'elles sont des personnes, doivent être servies par la production. Il faut donc que toutes les personnes possèdent au moins une certaine quantité de ces droits à la production, il faut qu'elles disposent d'une certaine somme d'argent.
Mais il ne faut pas oublier qu'il s'agit d'êtres humains, donc de personnes, et non pas d'animaux.
Pour que la personne soit satisfaite, il ne suffit pas qu'elle possède des titres à la production. Il faut qu'elle entre en possession de ces titres sans rien sacrifier de sa liberté.
Sécurité : assurance d'une somme suffisante de biens temporels, non seulement pour aujourd'hui, mais pour demain, après demain, aussi longtemps que la production peut fournir cette suffisance de biens.
Puis liberté personnelle : liberté d'organiser sa vie à son propre goût, aussi longtemps que cette liberté respecte le même droit chez les autres.
Seule l'économie qui répondra à ces deux aspirations de tout homme normal peut être appelée une économie d'avenir. Tant que l'un ou l'autre de ces deux éléments manquera, tant que l'on refusera à la personne le droit aux biens essentiels à sa vie terrestre ou le droit à sa liberté de choix, les hommes se plaindront et s'agiteront, ils chercheront un changement.
Cette sécurité et cette liberté doivent s'étendre à tous les hommes, à tous et à chacun, car tous font partie du corps social. Or, les hommes ne vivent pas en société pour l'avantage de quelques-uns seulement des sociétaires. Dans toute association — sportive, économique ou culturelle — chaque membre doit avoir des bénéfices de l'association. À plus forte raison dans la grande société, dont on n'est pas libre de sortir.
C'est conforme à ce que le Pape Pie XI écrit des conditions d'un bon ordre économique :
"L'organisme économique et social sera sainement constitué et atteindra sa fin, alors seulement qu'il procurera à tous et à chacun de ses membres tous les biens que les ressources de la nature et de l'industrie, ainsi que l'organisation vraiment sociale de la vie économique, ont le moyen de leur procurer. Ces biens doivent être suffisants pour satisfaire aux besoins d'une honnête subsistance."
Il faut donc assurer à tous et à chacun un minimum suffisant de droits à la production ; dans le mode actuel de distribution, un minimum d'argent.
Par l'embauchage intégral, ont crié les planistes de notre quart de siècle. Par l'embauchage intégral, répondent en perroquets un trop grand nombre de sociologues.
L'embauchage intégral est une formule inefficace pour assurer des biens à tous et à chacun. L'embauchage intégral n'assurera jamais de titres à la production à l'enfant, ni au vieillard, ni au malade, ni à la femme d'intérieur.
De plus, l'embauchage intégral est un objectif en contradiction formelle avec le caractère essentiel de toute économie humaine : la poursuite du maximum d'effets avec le minimum d'efforts.
Dans un monde de progrès, où, grâce aux produits du cerveau humain à travers les générations, la machine et l'utilisation de l'énergie sous ses diverses transformations remplacent de plus en plus l'effort de l'individu dans la production matérielle, le nombre des embauchés tend à diminuer alors même que la production augmente.
L'embauchage intégral ne peut être maintenu que par l'amorce de nouveaux besoins, particuliers ou collectifs, chez l'homme. Le sort de l'embauchage intégral est donc lié au matérialisme. On ne peut prêcher en même temps l'embauchage intégral et le détachement des biens de la terre.
Il y a bien un moyen efficace d'assurer l'embauchage intégral : c'est, une guerre totale. On en a fait l'expérience. La dernière guerre a changé un monde de chômage en un monde d'activité fébrile. Maintenant qu'elle est finie, les chômeurs renaissent.
Puis, si l'on tient à l'embauchage intégral, quand l'industrie se mécanise, il faut nécessairement diriger le travail vers l'emploi par l'État. Le progrès alors mène droit au socialisme d'État.
La suite logique du progrès matériel devrait être la libération de l'esprit. Elle devrait s'exprimer en loisirs généralisés, pour permettre à tous, et non plus à quelques privilégiés seulement, de vaquer à des occupations de leur choix et de développer leur vie culturelle.
Mais, sous le règlement actuel — en vertu duquel nul n'obtient de titres à la production sans une participation personnelle à la production — la libération du travail ne s'appelle pas loisir ; elle s'appelle chômage et signifie l'absence de pouvoir d'achat, la privation et la misère.
La formule créditiste de distribution résout ce problème, comme elle en résout bien d'autres.
Le Crédit Social base le pouvoir d'achat sur la production offerte, et non pas sur le travail qui n'est qu'un moyen pour la production.
Quelle que soit la source de la production, travail des hommes ou des machines, même si la production vient automatiquement, pour atteindre sa fin, cette production doit aller aux consommateurs qui en ont besoin. Le Crédit Social y voit.
Le régime économique créditiste base le pouvoir d'achat global sur la somme globale de produits offerts. Puis il répartit ce pouvoir d'achat de deux manières :
1. Partiellement de la même manière qu'aujourd'hui : par des salaires au travail et par des dividendes industriels au capital investi ;
2. Partiellement par un dividende à tous, ce dividende distribuant la partie de la production qui ne résulte pas des efforts individuels, mais de la science appliquée, de l'organisation sociale et d'autres éléments qui sont des biens collectifs.
La récompense au travail doit être suffisante pour encourager le travail dans la mesure où il est nécessaire. Tout le reste du pouvoir d'achat doit aller à tous indistinctement, employés ou non, à titre de co-participants à un capital communal devenu producteur. C'est la part de la société appartenant aux sociétaires.
Les salaires restent inégaux, selon la compétence et l'effort fournis. Mais le dividende national est
le même pour tous, puisqu'il ne représente pas l'effort personnel, mais le fruit d'un héritage commun.
Les principes économiques du Crédit Social reconnaissent donc le gain privé et la propriété privée ; mais ils font aussi une large part au capital social, capital de plus en plus considérable dont les rendements doivent profiter de plus en plus à tous et à chacun des membres de la société.
La technique distributive du Crédit Social est à la fois très simple et très efficace ; très douce et très révolutionnaire. Elle introduit dans l'économie ce qui y manque : le social. Elle le fait sans rien confisquer, sans rien nationaliser. Elle ne socialise que l'instrument de distribution, dans la mesure où il ne fonctionne pas sans cette socialisation. Le Crédit Social laisse les individus et les associations parfaitement libres de choisir les modes de production et de commerce qu'ils désirent. Mais il constate les résultats de la production ainsi fournie et y adapte le pouvoir d'achat, en veillant à ce que
le pouvoir d'achat soit globalement capable de payer la production et à ce qu'une partie de ce pouvoir d'achat aille directement à tout le monde sans exception.
L'économie créditiste distribue donc toute la production tant qu'elle répond aux désirs des consommateurs, puisqu'elle ne laisse aucun obstacle financier entre la production et le consommateur. Puis l'économie créditiste assure à chaque personne au moins une certaine part des produits de la nature et de l'industrie. Cette part suffit à garantir à tous et à chacun une honnête subsistance si le dividende national est assez élevé pour permettre une honnête subsistance : la mécanisation de la production y concourt merveilleusement.
L'économie créditiste garantit donc la sécurité économique des individus, de tous les individus vivant dans la nation. Elle respecte aussi leur liberté de choix, puisque le dividende va à tous sans conditions. Quelle différence avec l'économie actuelle, dans laquelle le non-employé n'a rien, et dans laquelle l'employé n'a souvent d'autre alternative qu'accepter des conditions qui ne lui vont pas ou mourir de faim.
C'est pourquoi nous disons que l'économie créditiste est l'économie de l'avenir, répondant aux deux aspirations communes de toute personne normale : garantie du nécessaire et sauvegarde de la liberté personnelle.
Économie de l'avenir aussi, puisqu'elle peut accueillir avec joie toute découverte scientifique, tout progrès technologique, le remplacement des bras par la machine, allégeant la tâche de l'homme sans lui ôter le droit aux fruits de la production mécanisée.
Économie de l'avenir aussi, parce qu'elle élimine les guerres économiques, préludes des guerres militaires. Avec une telle économie, on ne s'inquiète pas de pousser ses produits chez les étrangers pour le simple besoin de fournir de l'ouvrage aux nationaux. Si les étrangers désirent nos produits, on leur fournit les surplus en échange de leurs propres surplus, ou comme simples gratuités pour aider des frères moins bien partagés. S'ils ne désirent pas nos produits excédentaires, lorsque la consommation domestique est satisfaite, la solution logique est de produire moins et de se livrer à des occupations moins matérielles. Le Crédit Social, en assurant le revenu indépendamment de l'emploi, permet cette solution d'hommes libres et intelligents. Solution impossible sous le régime actuel.
Sous une économie créditiste, les conflits entre ouvriers et patrons perdent leur raison d'être. Le salaire n'est plus le tout du revenu ; il est complémenté par le dividende à tous. Ce dividende, n'entrant pas dans le prix de revient, n'augmente pas le coût de la vie, augmentation qui, dans le système actuel, noie infailliblement les augmentations de salaires.
Le dividende national, expression économique du tous pour chacun et du chacun pour tous, développe l'esprit social et coopératif.
Sous un régime créditiste, l'argent perd sa faculté de dominer, puisqu'il est mis à la portée de tous pour atteindre la fin propre de l'argent — la distribution des produits. Ce n'est plus une arme dangereuse, mais un simple instrument de service, continuellement tenu à point.
Sous une économie créditiste, la bureaucratie empêtrante et énervante ne peut justifier son existence. Il n'y a plus besoin de chercher à régir les producteurs et leurs activités : la seule régie de la mise en circulation de l'argent suffit à établir l'ordre, parce qu'elle est orientée pour la distribution, seul problème de l'économie moderne.
Sous un régime créditiste, l'argent naissant du côté des consommateurs, de tous les consommateurs, il commence, dès sa naissance, à donner à la production des commandes au goût des consommateurs, de tous les consommateurs. C'est là une réorientation de l'économie dont on peut envisager d'immenses résultats, exactement contraires à ceux de l'économie dictatoriale d'aujourd'hui.
On peut ainsi envisager la disparition graduelle et presque automatique des monopoles, au moins dans ce qu'ils ont de nocif pour les consommateurs ; la décongestion de ces grandes villes ouvrières, casernes du salariat ; le retour à la vie moins fiévreuse, à des occupations plus libres et mieux ordonnées. C'est tout un volume qu'il faudrait écrire sur ces perspectives d'une économie créditiste.
Sous une économie créditiste, il n'est plus question de dette nationale. Les dividendes remplacent les taxes et redistribuent graduellement la dette nationale, en rétablissant l'ordre perverti par un système contraire aux réalités.
Pour peu, en effet, qu'on connaisse l'origine et la croissance des dettes nationales, on comprend leur absurdité. Elles représentent des développements de la nation en temps de paix ; de tels développements devraient logiquement se traduire en dividendes et non en endettement. Quant aux dettes de temps de guerre, au crédit de gens qui ne font pas la guerre, elles sont aussi stupides que les guerres elles-mêmes, engendrées par le système de désordre dont le régime monétaire est le plus fidèle produit.
Sous un régime créditiste, ce qui porte aujourd'hui le nom d'impôts deviendrait un simple prélèvement circulatoire pour enlever l'argent qui serait de trop, là où il y en aurait trop et là où il pourrait nuire à la vie économique. Ce ne serait plus une opération douloureuse, ni épuisante, comme la taxation actuelle.
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On pourrait s'étendre presque indéfiniment sur les effets bienfaisants d'une économie créditiste et sur ses répercussions prévisibles même dans l'ordre social, culturel, voire spirituel. Terminons par une simple réflexion.
Considérez n'importe quel problème d'ordre économico-politique ou économico-social — qu'il s'agisse de paix entre les nations ; de partage de juridictions entre les gouvernements internes d'un même pays ; de relations entre employeurs et employés ; de logements pour les familles ; de sauvegarde de la propriété privée tout en lui faisant accomplir sa fonction sociale ; d'éducation, d'hygiène, de placement de la jeunesse, de colonisation, ou d'assainissement des mœurs politiques — et introduisez la formule créditiste : la solution du problème devient d'une facilité remarquable.
Au contraire, repoussez la formule créditiste, et dites comment vous allez sortir du chaos actuel ; comment vous allez faire le progrès servir l'homme ; comment vous allez augmenter le revenu insuffisant des travailleurs sans augmenter en même temps les prix ; comment vous allez assurer une part équitable des biens de la terre à tous et à chacun, sans tomber dans le régime socialiste de l'étable et du carcan.
Le Crédit Social est l'économie de l'avenir, parce que les hommes veulent vivre, et ils veulent vivre dans la sécurité et la liberté.
Les citations suivantes furent données par M. J.-E. Grégoire, au commencement de son discours du Congrès, à l'aréna de Drummondville :
"Jusqu'à quand irez-vous dans les associations catholiques, pratiquer la charité du verre d'eau ? Qu'allez-vous faire parmi les hommes qui ne savent que soulager la misère sans en tarir les sources ? Que ne venez-vous plutôt vous asseoir dans des réunions plus hardies, où l'on travaille à déraciner le mal d'un seul coup, à régénérer le monde, à réhabiliter les déshérités ?" — (Ozanam)
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"Le régime économique actuel sera réformé par des hommes d'ordre ou sera détruit par les autres."
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"Si l'on ne travaille pas à diffuser la propriété au sein du prolétariat, on n'arrivera pas à défendre efficacement l'ordre public, la paix et la tranquillité de la société contre l'assaut des forces révolutionnaires." — (Pie XI)
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"Lorsque cette guerre sera gagnée, il faut que ce soit notre but d'établir un ordre social où les avantages et les privilèges dont jouissait une minorité seulement soient répandus plus équitablement parmi les hommes et la jeunesse de la nation tout entière." — (Churchill, le 19 décembre 1940)
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"Nous avons chez nous aussi une mauvaise crainte, celle que l'après-guerre nous ramènera le chômage hideux ! Mais non ! Cette guerre aura eu au moins pour heureux effet de nous démontrer que tout effort peut être financé, et on trouvera moyen, après la guerre, de fournir du travail aux hommes de bonne volonté". — (Hon. Louis St-Laurent)
Ainsi, il a fallu la guerre pour démontrer aux politiciens ce que les créditistes crient depuis 25 ans : que tout ce qui est physiquement possible peut l'être financièrement. Mais il faudra probablement une couple d'autres guerres pour les faire agir en conséquence en temps de paix.
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"Lorsque le temps viendra de faire la paix, cette paix ne sera pas réglée par la cabale, la politicaillerie ou une clique de dominateurs. Jamais plus nous ne connaîtrons le Canada que nous avons connu avant la guerre, alors que le chômage, le secours direct, la misère, la faim, la pauvreté et la nécessité rampaient dans le plus riche pays du monde. Un ordre nouveau apportera le remède à tout cela." (Ian Mackenzie, à Québec)
"Qui donc sont ces dominateurs qui empêchaient jusqu'ici les Canadiens de puiser à la production de leur propre pays, le plus riche du monde ? (Louis Even, dans Vers Demain).
Et que pensent de la promesse d'un ordre nouveau les nouveaux chômeurs d'après-guerre ?