Un certain continent éloigné d’ici que ni vous ni moi n’avons jamais visité parce qu’il semble perdu pour le géographe moderne, jouissait de richesses naturelles abondantes et, sans posséder nos machines et nos connaissances scientifiques, les habitants savaient tout de même en tirer parti. Climat favorable, bon régime de pluies, forêts giboyeuses en faisaient une sorte de paradis terrestre. Mais — car où n’y a-t-il pas un mais? — les peuplades fédérées de cet Eden connaissaient comme nous des ères de crises alternant avec des ères de prospérité. Comment cela? Leur cas est intéressant, c’est un voyageur, seul rescapé d’un naufrage, qui le découvrit. Il en a consigné le récit dans un vieux manuscrit dont un fragment laisse désirer les pages qui manquent.
Notre homme trouva la population — bonnes gens d’ailleurs — de ce beau continent en proie à une grande détresse. Leur civilisation n’en était pas à ses débuts, puisqu’ils connaissaient ce qu’on appelle, je crois, la division du travail. Tous ne produisaient pas toutes les choses nécessaires à leur subsistance. Ils se «spécialisaient», puis échangeaient les fruits de leur travail, non par le simple troc primitif, lent et encombrant, mais par un intermédiaire d’échange, une monnaie. Leur monnaie cependant n’était ni d’or, ni d’argent, ni de papier, encore moins la monnaie scripturale de notre siècle de banquiers. Mais qu’importe la matière de la monnaie dès lors que celle-ci fonctionne. N’est-ce pas un simple signe après tout, une représentation des valeurs!
Nos gens donc avaient adopté, ou leurs financiers leur avaient imposé, comme monnaie des dents de requin. Pour quelque raison que je ne puis expliquer, les cadavres de ces carnivores de la mer échouaient parfois en assez grand nombre sur un promontoire du continent et les financiers de la nation en avaient la garde.
A la faveur des conditions de vie normalement bonnes, le pays, quoique ignoré des émigrants de l’Europe centrale ou des Îles Britanniques, s’était peuplé par le simple jeu des naissances. Il était donc heureux que les moissons de dents de requin vinssent augmenter la circulation monétaire.
Or donc cette année-là, pour la sixième année de suite, l’océan s’était montré mesquin. Grande misère partout, chômage généralisé, joie bannie, mariages rares, suicides fréquents.
Et le voyageur de s’étonner de la simplicité de ces gens. «Comment, leur dit-il, avez-vous, de moins bonnes terres qu’il y a six ans? Avez-vous moins d’ouvriers? J’en vois trois sur dix qui ne font rien, non par paresse, car ils sollicitent de l’ouvrage à tous les coins. Pourquoi cesser vos activités et vous laisser dépérir?
Et les sages de la nation de répondre: «Nous sommes pauvres au milieu de nos richesses, faute de dents de requin. Le ciel nous punit. Si du moins nous pouvions exporter nos produits chez les étrangers qui résident au-delà de ces monts que vous voyez au couchant! Mais chez eux, c’est comme chez nous. Leurs financiers et les nôtres sont d’accord. C’est une crise universelle!»
Et le voyageur fut tenté de hausser les épaules. Mais son bon cœur le retint: «Pourquoi, leur dit-il, n’adoptez-vous pas une autre monnaie que vous pouvez rendre suffisamment abondante pour répondre aux besoins de vos échanges mutuels?»
«Impossible, nos financiers et nos économistes nous le défendent bien. Ils ont peur de l’inflation!»
«Pas question d’inflation, mais d’équilibre, vous pouvez régler la monnaie selon vos besoins. Que font donc vos gouvernants?»
«Nos gouvernants ne bougent pas sans la permission de nos financiers.»
Vieux conteur, vieux malin, va, ce continent-là n’est pas si loin!