Léopold Richer écrivait dans "Le Devoir" du 20 septembre :
"L'Alberta, depuis qu'elle est devenue créditiste, est franchement autonomiste."
Pourquoi est-ce depuis qu'elle est devenue créditiste que cette province est franchement autonomiste? Pourquoi, sinon parce que la philosophie créditiste est essentiellement décentralisatrice.
L'autonomie sur toute la ligne
Qu'est-ce que l'autonomie? C'est le droit de s'administrer soi-même, de se faire ses propres lois, ses propres règlements.
Le Crédit Social est pour l'autonomie, non seulement de la province, mais aussi de la municipalité, de la famille, de la personne, évidemment chacune dans son ordre, chacune dans sa juridiction.
C'est même cela qui fait la grande différence, la différence énorme entre le Crédit Social et les diverses formes de socialisme. Les deux veulent une réforme qui assure la sécurité économique, la satisfaction des besoins temporels; mais le Crédit Social veut que chaque personne conserve le droit de disposer d'elle-même, tandis que le socialisme fait des plans pour que l'État dispose des personnes.
Autonomie et discours
Dans notre province, il est assez coutumier de revendiquer le respect de l'autonomie provinciale. On a même au pouvoir à Québec, aujourd'hui, un parti politique qui se déclare grand champion de l'autonomie provinciale. Nous nous en réjouissons. Mais servira-t-il beaucoup de sonner du clairon autour de l'autonomie provinciale, si l'on accepte dans la pratique un régime financier qui par sa nature est essentiellement centralisateur? Et si les règlements, les décrets du régime financier centralisateur dominent toute vie économique, les discours les mieux étayés, les efforts les plus sincères n'aboutiront pas à grand'chose.
Partez de la personne. Dites à la personne qu'on lui reconnaît le droit de disposer d'elle-même, d'organiser elle-même sa propre vie, de choisir sa carrière, d'accepter ou de refuser les conditions de travail qu'on lui offre. Tout cela est très bien. Mais si cette personne ne possède aucun titre aux produits qui lui permettent, de vivre sur la terre, et si pour obtenir des titres aux produits elle doit passer par des conditions contraires à sa volonté, toute l'autonomie que vous lui avez reconnue devient un vain mot.
Montez à la famille. Appelez la famille la cellule essentielle de la société. Dites aux parents qu'ils sont les maîtres chez eux. Rappelez à qui voudra vous entendre que la famille doit pouvoir s'épanouir. Tout cela est fort beau. Mais, s'il n'y a rien sur la table, et si les droits aux produits ne sont pas en rapport avec le nombre de bouches à nourrir, mais en rapport avec un travail imposé, à des conditions imposées, toute votre autonomie familiale va à l'eau.
L'autonomie provinciale
Il n'en vas pas autrement pour l'autonomie provinciale. Nous avons certainement, nous de la province de Québec, un pays riche de choses et riche de population, riche aussi d'idéal. Mais, lorsque des dizaines de mille jeunes gens et presque autant de pères de familles étaient réduits à se priver de tout en face de richesses inutilisées, pendant les dix années inoubliables de 1929 à 1939, où était l'autonomie provinciale? Où était le droit pour la province de faire ses propres lois pour mettre la richesse de la province à la disposition des citoyens de la province?
Qu'est-ce qui s'opposait à placer les produits du sol, de la forêt, des rivières, de la mer et des mines, au service des familles dénuées des choses les plus essentielles? Qu'est-ce qui entravait cette action de la part du gouvernement : l'hygiène, la morale, la religion, ou bien le manque d'argent?
Voici une province avec des produits capables de satisfaire les besoins de deux fois ses trois millions d'habitants. Sur ces trois millions, deux millions vivent plus ou moins modestement, l'autre
million reste dans les privations. Si la province n'a pas le droit de faire une loi pour que le troisième million tire sur la production accumulée suffisante pour plus que le total de la population, où est l'autonomie de la province?
Si la province ne peut atténuer la situation qu'en prenant sur la part des deux millions pour donner quelque chose au troisième million, tout en laissant se gaspiller la surabondance qui attendait, où est l'autonomie de la province?
Une question d'argent?
Vous en faites une question d'argent, nous dira-t-on.
Ce n'est pas nous qui en faisons une question d'argent, c'est le système qui en fait une question d'argent. Si le gouvernement chargé du bien commun n'avait à faire face qu'aux réalités — aux biens en face des besoins, — ce ne serait pas une question d'argent, mais une question d'hommes et de choses. La solution serait facile.
Mais les règlements de la finance compliquent toute la situation et paralysent les gouvernements les plus férus d'autonomie provinciale. Les hommes sont là. Les besoins sont avec les hommes, parce que le Créateur l'a voulu ainsi. Les produits sont en face des hommes parce que la Providence et les producteurs y voient. Mais, entre les produits et les besoins, d'après un règlement reçu, il faut l'argent. Or, la présence ou l'absence d'argent ne dépend ni du Créateur ni des producteurs.
Et tant qu'un gouvernement sera aux prises avec l'absence d'argent, sans le droit ou sans la volonté d'y voir, l'autonomie n'existe ni pour le gouvernement paralysé, ni pour la famille privée, ni pour l'individu qui acceptera n'importe quoi pour ne pas mourir de faim.
Qui est-ce qui fait de l'autonomie provinciale une question d'argent? Est-ce que toutes les luttes autour de l'autonomie provinciale, sous un régime qui n'est point du tout créditiste, ne pivotent pas sur le droit de taxer et de conditionner les distributions des fonds ainsi prélevés?
Le fédéral n'intervient pas dans notre pratique de la religion, dans nos programmes scolaires, dans notre manière de parler, de prier ou de chanter, de construire nos maisons, de cultiver nos fermes, d'ériger nos clôtures. Nous ne nous plaignons de rien de cela.
Mais qu'il s'agisse d'assurance-chômage, d'assurance-maladie, d'impôt sur le revenu, de tout ce qui entraîne le pompage d'argent, là commencent les difficultés, et l'on crie : Autonomie provinciale!
L'attitude créditiste
Si le Crédit Social a rendu l'Alberta autonomiste — nous ne disons pas autonome, parce que le Crédit Social n'est pas encore appliqué même en Alberta — c'est parce que le Crédit Social veut justement la démocratisation de l'argent et non sa concentration; parce qu'il réclame bien plus un gouvernement qui distribue l'argent qu'un gouvernement qui extrait l'argent.
Si le gouvernement fédéral n'intervenait dans les provinces que pour leur remettre de l'argent, sans leur imposer la manière de l'employer, dirait-on qu'il empiète sur l'autonomie provinciale?
Et si les gouvernements provinciaux distribuaient de l'argent aux familles selon les besoins en face des biens, sans imposer des conditions à la famille pour l'usage de cet argent, est-ce que la famille ne pourrait pas commencer à goûter l'autonomie?
Mais un régime créditiste ferait-il cela?
C'est bien de cette manière que les chefs créditistes canadiens conçoivent l'exercice des prérogatives fédérales sur la régie de l'argent et du crédit.
Au gré des provinces elles-mêmes
Si nous avions un gouvernement créditiste à Ottawa, il verrait à ce que les émissions d'argent ou de crédit soient en rapport avec les produits en face des besoins. Mais, au lieu d'employer lui-même ces émissions, il les distribuerait en blocs aux gouvernements provinciaux, proportionnellement aux populations des provinces, laissant les gouvernements provinciaux libres d'en disposer à leur gré.
Un gouvernement provincial créditiste ferait sans doute cette distribution de la manière créditis.te : dividendes directs ou indirects. Un gouvernement provincial C.C.F. pourrait préférer enrégimenter ses citoyens et distribuer les émissions en salaires pour des entreprises publiques.
L'autonomie provinciale serait respectée. Quant à l'autonomie de la famille et de la personne, elle serait respectée dans les provinces créditistes; elle serait ignorée dans les provinces socialistes. C'est au peuple de chaque province à voir à ses propres destinées.
Quant aux taxes, sous un régime créditiste, elles n'ont leur raison d'être que pour assainir le pouvoir d'achat, pour enlever des excédents là où il y en a, là où ces, excédents cancérisent l'économie. Ce n'est plus une opération douloureuse, mais un traitement bienfaisant.
Responsabilités respectives
Dans un régime bien compris, où l'argent ne conduit plus et ne domine plus, c'est en bas, et non en haut, que se font les administrations de détail.
Dès que la famille peut faire une chose elle-même, pourquoi faudrait-il que le gouvernement municipal, provincial, ou fédéral intervienne? Et que ne peut pas faire la famille pour solutionner ses propres problèmes, lorsque l'argent n'est plus l'obstacle?
Lorsque la province peut faire une chose elle-même, pourquoi faudrait-il que le fédéral intervienne? Et que ne peut faire une province avec toutes ses ressources en hommes et en choses, lorsque l'argent n'est plus un obstacle?
La principale fonction d'un gouvernement supérieur, c'est d'enlever les obstacles, pour que les administrations inférieures puissent elles-mêmes voir à leurs affaires. Le principal obstacle est d'ordre financier, et c'est la principale fonction du fédéral de faire disparaître cet obstacle. Cela fait, ses interventions ne seront pas souvent requises.
Nous lisions un jour dans le Social Crediter, que la principale mission d'un député fédéral au Canada ne devrait pas être de faire des discours sur les systèmes, sur l'économie, sur les techniques, sur les méthodes. Sa principale mission devrait être de dire au gouvernement d'Ottawa : Mêlez-vous donc de vos affaires et laissez les provinces se mêler des leurs.
Les créditistes comprennent cela, parce que, pour les créditistes, l'obstacle financier n'a pas sa raison d'être. Quant aux obstacles physiques, aux obstacles de production de biens et de services, ils n'existent pratiquement pas en temps normal. L'administration d'une province devient donc une chose aisée qui peut se passer du fédéral.
Une suggestion
Si l'Honorable Duplessis veut réellement une province autonome, qu'il jette un coup d'oeil vers le Crédit Social, nous serons des plus heureux de l'appuyer. Des milliers et des milliers de créditistes de la province de Québec seront heureux de l'appuyer. L'appuyer, pour réclamer du fédéral un système financier en rapport avec les faits. L'appuyer, pour l'établissement dans la province de Québec de succursales du Trésor Provincial qui permettraient des réalisations, comme en Alberta, en attendant que la conquête d'Ottawa soit achevée.
Ce serait le meilleur moyen pour son gouvernement d'obtenir des renouvellements de mandat sans avoir à mendier l'appui des trusts. Comme en Alberta où, le 8 août dernier, le gouvernement créditiste recevait un nouveau mandat pour la troisième fois consécutive en neuf ans.
LOUIS EVEN