Les Chambres de Commerce semblent affectionner la philosophie des banquiers. C'est déjà une Chambre de Commerce, celle de New-York, qui donnait un banquet à Alexander Hamilton, en 1791, parce qu'il avait réussi à faire le Congrès des États-Unis renoncer à l'exercice du contrôle pour le remettre à une banque qui se chargerait de bâtir la dette publique à mesure des développements du pays.
On se rappelle que c'est devant la Chambre de Commerce Cadette de Montréal, le 14 décembre 1939, que notre Beaudry Leman, président de la Banque Canadienne Nationale, prononça un discours pour essayer de tourner en ridicule le rapport unanime et favorable de neuf théologiens sur le Crédit Social.
Le 26 octobre dernier, le même Beaudry Leman était l'hôte d'honneur à un dîner de la Chambre de Commerce de Sherbrooke et y prit la parole.
Dans ce dernier discours, M. Leman pose la question :
"Les banques créent-elles de l'argent et des dépôts ?"
Il dit que la question est très controversée. Elle pouvait l'être, il y a quelques années, mais depuis, la lumière a éclaté, et les banquiers les plus éminents, même le gouverneur de la Banque du Canada, M. Towers, déclarent solennellement, devant des commissions parlementaires officielles, que les banques créent les crédits pour acheter les obligations du gouvernement.
Cependant, Beaudry Leman s'attache au sens strict du mot créer. Si créer veut dire faire absolument de rien, les banques ne créent pas l'instrument d'échange, dit-il.
À ce compte, nous sommes de son avis. Seul, Dieu peut créer dans ce sens strict du mot.
S'il faut s'en tenir là, le colon ne se crée pas un domaine dans la forêt, parce qu'il ne le fait pas de rien.
La fonction publique ne crée pas des devoirs publics, parce qu'elle ne les fait pas de rien.
Salazar n'a pas créé un état ordonné, parce qu'il ne l'a pas fait de rien.
L'écrivain ne crée pas son œuvre, parce qu'il ne la fait pas de rien.
Mais, si l'on veut dire faire naître, comme c'est le cas dans les exemples précédents, il va bien falloir admettre que la banque crée l'instrument d'échange, puisqu'elle le fait naître là où il n'y en avait pas.
Les exemples que donne Beaudry Leman ne servent qu'à démontrer que la banque fait naître l'argent.
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Le cultivateur qui emprunterait $1000 de la banque, en se faisant inscrire un compte créditeur de $1000, gagé sur la production de sa ferme, a certainement été lui-même le producteur de la richesse, mais c'est la banque qui a fait naître l'instrument de paiement dont pourra se servir le cultivateur.
La banque n'a pas créé les $1000, dira Beaudry Leman, parce qu'il y avait une production, et c'est cette production qui a été monnayée.
Certainement, les banques monnayent toujours la production des autres, et c'est ce grand privilège que nous aimerions bien entendre les banquiers publier à tue-tête.
Lorsque le cultivateur vient à la banque, il y a une ferme — la sienne — et pas l'argent. Lorsqu'il s'en retourne de la banque, il y a encore exactement la même ferme dans le pays, ni plus grosse ni plus petite. Mais il y a en plus, dans le pays, un crédit-argent de $1000. Le $1000 est né, littéralement né sous la plume de la banque.
Et quel autre personnage que le banquier fait ainsi naître l'argent dans le pays ?
Qu'on tourne cela comme on voudra, les faits sont là :
Avant l'emprunt, une ferme ; après l'emprunt, une ferme et de l'argent — et une dette.
Cet argent, le compte du cultivateur, n'a rien enlevé à personne dans le pays, c'est un crédit absolument nouveau.
Ce crédit est basé sur la ferme, oui ; et la ferme n'a pas été faite par le banquier, non.
C'est le cultivateur qui a travaillé. Et c'est tout de même lui qui devient l'endetté.
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Lorsque le gouvernement emprunte des banques, c'est exactement la même chose :
Avant l'emprunt, le pays est là, avec toutes ses richesses actuelles et possibles, mais sans l'argent que le gouvernement veut avoir.
Après l'emprunt, le même pays, absolument le même, est encore là. Mais en plus, il y a l'instrument d'échange dans le compte du gouvernement et la dette du gouvernement dans le tiroir du banquier.
Deux choses sont nées qui n'existaient pas la minute d'avant : de l'argent et une dette correspondante.
L'argent vient réellement de naître, car sa venue ne fait rien diminuer nulle part. La dette aussi vient réellement de naître, car elle n'existait pas auparavant et elle n'est pas la transformation d'une autre dette ; aucune dette n'a disparu en faisant celle-là.
Donc le banquier est un manufacturier d'argent et un manufacturier de dette : il fait signer la dette comme condition pour faire naître l'argent. La boutique de Beaudry Leman n'est pas différente. Elle est moins grosse que la Banque Royale ; c'est pourquoi elle crée moins d'argent et fait signer moins de dettes. Mais elle est du même ordre.
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Et si maintenant, ce ne sont pas les banques qui font l'argent, Beaudry Leman voudra bien nous dire qui le fait, car l'argent ne se fait certainement pas tout seul.
Le cultivateur serait surpris si on lui disait que c'est lui qui fait l'argent. Il pourrait alors se demander : Comment se fait-il que j'en emprunte, si c'est moi qui le fait ?
Le gouvernement serait sans doute le premier à nier, si on lui disait qu'il fait l'argent. Il se dirait : Comment donc se fait-il que j'en ai tant manqué pendant dix années ?
De dire que la banque ne fait pas l'argent, parce que c'est le fermier qui cultive le blé gagé, cela ressemble assez à un voleur qui dirait : Je ne vole personne, parce que je prends simplement des choses qui appartiennent aux autres et je les leur prête moyennant récompense.