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Autour du Théorème A+B

le dimanche, 01 août 1937. Dans Cahiers du Crédit Social

I — Jean nous écrit

Monsieur le Rédacteur,

Votre lettre, (reproduite dans le Cahier No 7,) sous le titre 'Crédit Social en Douze Minutes' m'a bien intéressé et, sans connaître en menu le système du Crédit Social, je le trouve, quant à moi, tout à fait logique, plein de bon sens. Mais j'ai montré cette lettre à un de mes amis, professeur d'économie politique à l'École Supérieure de... Il a jeté de l'eau froide sur mes convictions :

— Vous avalez ça, des utopies pareilles ? m'a-t-il dit.

— Comment, mais je trouve le raisonnement inattaquable. Qu'est-ce qui pêché ?

— Bah ! c'est contraire à tous les auteurs.

— Vos auteurs sont-ils infaillibles ? Sont-ils conformes à ceux d'il y a deux siècles ? Et ceux d'il y a deux siècles sont-ils conformes à ceux qui les ont précédés ? Et les étapes ne prennent pas deux siècles aujourd'hui ! Vos auteurs tiennent-ils compte du progrès ? Celui que vous portez sous votre bras à toutes vos leçons, Charles Gide, n'écrit-il pas dans la préface de sa dixième édition, de 1920 :

"La classification consacrée par J. B. Say et Stuart Mill paraît aujourd'hui surannée. C'est une vieille coupe d'habit qui n'est plus à la mode. J'en aurais volontiers pris une autre si je n'avais suivi que mon goût : c'eût été de commencer par la consommation... ordre inverse de celui suivi dans tous les enseignements... Si l'Économie de la production a trouvé son Adam Smith, l'Économie de la consommation attend encore le sien..."

Il remarque aussi que les nations ont passé et passent encore "par" des conditions contraires à celles que les économistes déclaraient indispensables à la vie économique...

Dix-sept ans ont filé depuis, pleins d'événements et de bouleversements, et il ne faut pas changer le texte de vos livres !

— Emballe-toi pas, blanc-bec ! Tu peux en parler de changements ! Tes apôtres du Crédit Social ne connaissent que cela. Il y a quelques années, ils ne s'introduisaient qu'avec le Théorème A + B. Ils n'en parlent plus aujourd'hui. Leur édifice s'écroule.

— Pourtant il me semble bien logique de dire que tout ce qu'on peut faire physiquement doit être possible financièrement quand la finance est à sa place. Théorème ou axiome ?

— Théorie ! pures théories impratiquables, bonnes à démoraliser le monde. Mais ce n'est pas de cette maxime-là que je parle. Puisque le rédacteur des Cahiers répond à tes lettres, demande-lui donc ce qu'il pense du Théorème A + B. Je serais curieux de lire sa réponse."

Voilà, cher Monsieur. Les remarques du professeur ne m'ont pas ébranlé, mais me paralysent un peu, car je ne sais pas au juste ce qu'est ce Théorème A + B. Vous plairait-il, si vous avez le temps, de me renseigner là-dessus ?

Veuillez croire à mes sentiments de gratitude pour l'intérêt que vous me manifestez et comptez que je vous lirai très attentivement.

 JEAN

IỊ — Réponse à Jean

Mon cher Jean,

Je commence par te féliciter d'avoir abordé le professeur d'économie de l'École Supérieure locale. Sans avoir ses diplômes, je crois qu'avant longtemps tu seras plus que lui utile à la société. Je n'en veux pas aux diplômés ni aux occupants de chaires d'enseignement ; au contraire, s'ils veulent seulement ouvrir les yeux, voir l'immense souffrance qui les entoure et appliquer leur science et leur prestige à trouver et promouvoir des remèdes, ils seront de prodigieux bienfaiteurs de l'humanité. Malheureusement, trop d'entre eux, assez satisfaits de leur sort et férus de vieilles maximes qui insultent plus qu'elles n'aident un monde dans l'angoisse, ne veulent pas se déranger. Ils croient avoir fait leur devoir une fois leur cours débité ; quelques-uns même, non seulement estiment devoir se borner là, mais vont jusqu'à essayer de paralyser les efforts de gens mieux doués qu'eux d'esprit social, qui osent bouger sans demander leur approbation ni leur bénédiction.

Ces réflexions peuvent paraître un peu acides. Mais il est bon que l'élite instruite se rappelle qu'elle doit en grande partie son instruction aux facilités créées par la société. Elle doit aussi comprendre que, plus elle a reçu de talents, plus elle en doit faire fructifier. Ce n'est ni social ni chrétien de se replier sur soi-même, dans un égoïste contentement, quand le voisin brûle, se noie ou se fait égorger. Il existe telle chose que les péchés d'omission.

Ne prends pas cette diversion, cher Ami, comme une condamnation du professeur dont tu me parles, ni d'autres, sous prétexté qu'ils n'acceptent pas les théories du Crédit Social. Ce serait dénaturer ma pensée. S'ils ont quelque meilleur remède à offrir, secondons-les. Mais que d'hommes stériles parmi ces critiques ! S'ils sentaient le pincement de la faim ou l'inquiétude de l'heure suivante pour le soutien d'eux-mêmes et de leur famille, ils seraient peut-être moins hostiles à l'idée d'exiger que toute chose physiquement possible et désirée par les consommateurs le deviennent financièrement.

À remarquer que ces messieurs savent s'unir et sont très adroits pour demander et obtenir une augmentation de rémunération, de pouvoir d'achat. Leurs services, en tant que dispensateurs de l'instruction, sont certainement inappréciables. Encore est-il qu'ils ne doivent pas oublier, comme je le signalais tout à l'heure qu'ils sont en grande partie le fruit d'une société organisée et que, de plus, leur rémunération leur vient du public. Égoïstement même, leur intérêt ne leur commande-t-il pas d'user de leur savoir et de leur prestige pour orienter le système économique financier de façon à augmenter, en fonction du progrès, le pouvoir d'achat du public sur lequel le leur est greffé ?

Beau et recommandable de s'unir pour les intérêts de la section dont on fait immédiatement partie ; mais combien plus noble et plus social de réclamer justice pour toute la collectivité quand on occupe une place importante dans cette collectivité !

J'en viens maintenant au Théorème A + B. Si les Cahiers ne s'en sont pas occupés d'une façon spécifique jusqu'ici, c'est parce qu'ils sont écrits pour le public ordinaire, qu'ils cherchent à rendre les explications simples et claires. D'ailleurs, sans mentionner ni A, ni B, ni A + B, ils ont tout de même exposé, exactement les mêmes prémisses et les mêmes conclusions dès le premier numéro. S'embarrasse-t-on de géométrie, de triangles rectangles et d'hypothénuses pour savoir qu'on raccourcit la route en prenant la diagonale à travers un terrain vacant, à l'angle de deux rues ?

Cependant, pour satisfaire ta curiosité légitime, mon cher Jean, et t'armer contre ton terrible contradicteur, je vais essayer de t'introduire le moins abstraitement possible, ce théorème A + B.

L'initiateur de la théorie du Crédit Social, l'Écossais Douglas, est un ingénieur et l'on conçoit qu'il excelle à manier les formules. Son théorème A + B est simplement l'explication de la disparité entre le pouvoir d'achat et le prix des produits offerts à l'acheteur. Le pouvoir d'achat entre les mains du public est inférieur au prix de vente des produits offerts au public. Cette disparité n'existe pas à cause du théorème A + B, mais le théorème A + B vise à l'expliquer. Le fait n'existe pas à cause de l'explication, mais l'explication à cause du fait. C'est parce que ce fait crève les yeux, parce que toute femme de la classe ordinaire et surtout de la classe pauvre le sait très bien, que nous n'avons pas jugé devoir entrer dans beaucoup de détails pour le prouver. La preuve empirique ne suffit-elle pas amplement ?

Mais ce fait qui crève les yeux va à l'encontre des enseignements d'économistes qui nous assurent que la production libère toujours un pouvoir d'achat égal au prix de revient. D'où la controverse.

Quand l'industrie fabrique un produit, elle fabrique en même temps un prix. La confection du prix va aussi vite que celle du produit. Quand, par exemple, une table est rendue chez le marchand détaillant, son prix est fait et comprend toutes les dépenses nécessitées en cours de production, de transport, d'entreposage : matière première, main-d'œuvre, pouvoir moteur, dépréciation des machines et de l'usine, frais d'intérêt et d'amortissement du capital, assurances, fonds de réserve, profit du manufacturier, frais de transport, frais de publicité, profit du marchand en gros, profit du marchand en détail. L'acheteur qui se porte acquéreur de cette table doit donner en échange une somme d'argent englobant tous ces frais.

Mais en cours de production et de manutention, a-t-il été libéré une somme d'argent équivalente à ces frais ? Non, itt Douglas. Non, répétons-nous après lui, car si c'était le cas, il y aurait autant d'argent en circulation qu'il en est réclamé par les prix. On ne verrait pas tant de production invendable quand elle répond à tant de besoins ; les ventes de banqueroute, au-dessous du prix coûtant, ne seraient pas un fait courant, la concurrence commerciale sur les marchés domestiques et extérieurs ne prendrait pas le caractère effréné que nous lui connaissons.

Douglas divise en deux groupes les coûts qui font partie du prix de revient final (prix marqué) :

Le groupe A, comprenant tous les paiements faits aux individus (gages, salaires, dividendes) ;

Le groupe B, comprenant les paiements faits à d'autres organismes (matières premières, frais bancaires et autres coûts internes, dépréciation, etc.).

Le taux de distribution de pouvoir d'achat est représenté par A ; le taux de fabrication des prix est représenté par A + B.

Vu que A ne peut acheter A + B, il faut, pour que l'écoulement de la marchandise ait lieu, que cet A soit supplémenté par un pouvoir d'achat d'autre source équivalent au moins à B.

Cette différence est comblée, dans le régime financier actuel

1° Par le crédit d'emprunt, c'est-à-dire par du pouvoir d'achat créé par les banques quand elles avancent des crédits. Elles en ont le monopole et le règlent, en vue de résultats financiers, selon le profit qu'elles en peuvent tirer, pas nécessairement selon les besoins de la société. Et comme toute émission de crédit par les banques crée une dette, le remède momentané ne fait en définitive qu'empirer le mal.

2° Par l'exportation et il y aurait beaucoup à dire ici.

Je te prie, cher Jean, de remarquer l'expression “taux de distribution ou de flux du pouvoir d'achat, taux de fabrication des prix.". Elle a une grande importance, surtout si l'on tient compte de la manière dont naît et meurt la monnaie de crédit. Le taux implique le facteur temps en même temps que celui de quantité. Si les prix (A + B), qui vont aussi vite que la production — donc très vite de nos jours — sont fabriqués au rythme de deux milliards en trois semaines et que l'argent distribué en salaires et dividendes (coûts A) ne l'est qu'au rythme de un milliard et demi dans le même temps, il y aura certainement pouvoir d'achat déficitaire.

La grande objection des critiques de la catégorie de ton professeur, c'est que la production est constante, que les coûts B d'une entreprise se résolvent en coûts A pour une autre et que A et B finissent par atteindre le public. Ils oublient le facteur temps qui a une importance considérable dans un système financier, où la monnaie consiste surtout en crédits qui marchent continuellement vers leur extinction.

Le flot des crédits de la banque à la production crée des prix en même temps que des produits. Si le flot de retour des crédits à la banque les conduit à leur extinction avant la disparation des prix créés par ces crédits (c'est-à-dire avant la vente des produits), il y aura un déséquilibre correspondant entre la monnaie et les prix.

Il faudrait que le flot de crédit tienne compte continuellement de l'ensemble des produits offerts et de leurs prix, c'est-à-dire du besoin de pouvoir d'achat entre les mains du consommateur (c'est justement ce que propose le Crédit Social), mais le monopole actuel du crédit à d'autres soucis, une autre règle de conduite.

La meilleure preuve que la production ne distribue pas un pouvoir d'achat équivalent aux prix des produits et au même rythme que la facture des prix, c'est que l'on doit continuellement recourir à de nouveaux flots de crédit, sous forme d'emprunts, pour des travaux d'extension aux usines ou pour des travaux publics, travaux distribuant des salaires sans mettre des produits en vente. Mais encore une fois, ce moyen n'est qu'un palliatif temporaire qui va in se résoudre en une aggravation du problème : l'industrie accrue devra augmenter sa production pour rencontrer ses obligations et cette augmentation de production augmentera l'écart entre les prix et le pouvoir d'achat. Quant aux travaux publics dont l'exécution a causé une injection de pouvoir d'achat, ils créent une dette : toute la monnaie distribuée, et un peu plus, devra être retirée de la circulation par des taxes qui vont accentuer la disparité entre les prix des biens de consommation et le pouvoir d'achat laissé au contribuable.

Pauvre Jean, je crains que tu aies déjà la tête bien grosse de tous ces termes et de toutes ces considérations. D'autant plus qu'écrivant au fil des idées, je conduis ton esprit en zigzag à la suite du mien. Pardonne-moi. Le sujet touche à tant de points. Pour ne pas te fatiguer et te dégoûter de ma correspondance, je vais arrêter là, quitte à me reprendre à la prochaine lune ou auparavant.

Mais le professeur Z... va-t-il être satisfait ? Tu me le diras. Il va sans doute soulever d'autres objections ; je les devine et j'ai ma réponse prête, mais transmets-les-moi quand même. La plupart de ceux qui s'en prennent au Théorème A + B n'ont pas pris la peine d'examiner en détail ce qu'en dit Douglas et ce que j'ai peut-être trop résumé ici. L'accélération de la production leur échappe. L'introduction de la machine leur échappe. Le cycle de la monnaie leur échappe. La relation quantité-temps leur échappe : ils ne feraient aucune distinction entre un coulomb et un ampère, entre le volume d'eau transporté par un fleuve et son débit à la seconde, entre la vitesse d'une autre et son parcours. On pourrait, par un raisonnement analogue, leur présenter cette absurdité :

Toute personne qui vient au monde doit mourir ;

Donc il meurt autant de personnes qu'il en naît ;

Donc, la population du monde ne peut augmenter.

Si l'on avait servi ce syllogisme à Adam et Ève !...

Te souhaitant de ne pas perdre trop vite ton respect pour tes doctes voisins, malgré les piteuses positions dans lesquelles ils se mettent parfois, je te réitère l'assurance de mon dévouement.

 

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