C'est l'ornement immanquable des discours d'élections de nos politiciens en quête de votes agricoles : le cultivateur est le roi de la terre. Mais si le Roi du ciel fut un jour couronné d'épines, il arrive parfois aussi à nos "rois de la terre" de recevoir de drôles d'hommages entre les élections. Nous publions la lettre suivante, sans plus de commentaires :
Saint-P..., P. Q., 27 octobre 1940.
Cher Monsieur,
Ayant vu dans votre journal, par la photographie des "Chevaux de Damien Bouchard", comment on traite nos chômeurs pour retourner au siècle de Noé, je viens vous raconter un cas d'agriculteur, le mien, pour vous montrer si le capital humain agricole vaut beaucoup plus, pour nos conducteurs d'hommes, que le capital humain des villes.
Au mois de mai dernier, étant de passage à Québec pour affaires, je me trouvai libre dans l'après-midi. J'en profitai pour me rendre "chez nous", je veux dire à l'Hôtel du Gouvernement, que je considérais comme la maison de toute la province. Pour être plus chez nous encore, je traversai au Département de l'Agriculture, puisque je suis cultivateur. D'ailleurs, j'avais affaire à l'office du Crédit Agricole (j'allais presque dire des Exploiteurs Agricoles, tant l'expression devient courante dans nos campagnes).
Me voilà donc à la porte d'un M. G.... qui, me dit-on, est le premier de l'Office. C'est un avocat. J'attends respectueusement.
Après au moins une heure de soixante longues minutes, j'apprends que je verrais M. G....., mais pas dans son bureau. Non, dans le corridor même. C'est sans doute plus conforme au protocole qui doit nous rappeler que notre place, à nous, est bien plus près du fumier que du bureau d'où émanent les factures.
Enfin, voilà ce fantasque d'avocat qui se présente à moi et, sans même me dire bonjour, me demande ce que je veux.
Un peu interloqué par son air bourru, je me ressaisis tout de même et je lui raconte que je suis cultivateur, que j'ai emprunté à l'Office Agricole, et que je voudrais retarder un terme de deux à trois mois, afin de me donner une chance d'acheter deux chevaux d'une valeur totale de $400, ayant eu la malchance d'en perdre deux à peu de temps d'intervalle.
— Ah ! me répond-il, jamais !
— Mais, dis-je, je ne demande pas que vous me remettiez ma dette. Je vous paierai plein montant, et un bon intérêt en plus. D'ailleurs, remarquez bien que, si vous me forcez à payer dès l'échéance, je n'aurai pas de chevaux, je ne pourrai donc semer et je serai peut-être forcé de vendre des instruments aratoires qui me sont indispensables. Ce n'est pas cela qui me rendra beaucoup plus solvable. Je vous en prie, Monsieur, ne me rebutez pas. D'ailleurs, c'est la première fois que je demande telle faveur. J'ai le prêt depuis trois ans, et j'ai toujours payé aux dates régulières jusqu'ici. Pour la première fois, je cherche un sursis ; vous voudrez bien me l'accorder.
Et voici la réponse du monsieur :
— Semez ou ne semez pas, ça ne me fait rien. Vendez vos instruments, vendez vos vaches, vendez ce que vous voudrez, ça ne me fait rien. Tout ce qu'il y a de certain, c'est qu'il faut nous payer à échéance. Je ne veux même pas savoir votre nom, ni voir votre dossier. Tout ce que je veux, c'est que vous payiez.
Et il entra dans son bureau avec la même allure qu'il en était sorti. Seul alors, je me suis dit que le nom de cette chambre ne devrait pas être "Bureau", mais "Porcherie".
Que ferait un patron si l'un de ses employés lui faisait chose pareille ? Car, enfin, ce Monsieur G... est bien l'employé des cultivateurs. Il est l'employé de cette classe que M. Godbout se vante tant de protéger, à tel point qu'il a voulu garder pour lui-même le ministère de l'Agriculture plutôt que de se fier à personne autre. M. Godbout a-t-il choisi un avocat comme M. G..., un adorateur du veau d'or, pour traiter avec les cultivateurs, parce qu'il ne se sentait pas lui-même le cœur assez dur pour agir de la sorte envers ses administrés ? Peut-être ne sait-il pas, non plus, ce qui se passe dans cet office. Je souhaiterais que cette lettre lui tombe sous les yeux. Et s'il ne croit pas ce que j'y dis, j'autorise volontiers la direction de Vers Demain à lui donner mon adresse afin qu'il vienne lui-même se renseigner.
J.-S. L.