Les enfants de la crèche... Nous ne voulons parler ni des petits Jésus ni de l'étable de Bethléem. Mais d'une crèche que les Canadiens connaissent bien et d'enfants qui chérissent leur crèche.
Ces enfants de la crèche sont plus gras que les enfants légitimes.
Est-ce signe de progrès ou de décadence ?
Le bon sens nous avait habitués à penser que les bébés légitimes, nourris dans leur famille, avaient plus de chance de devenir plus beaux, plus gras, mieux bâtis, plus prometteurs de vie, que les bâtards abandonnés, obligés de compter sur le lait de la crèche pour faire leurs premiers pas dans la vie.
Les temps sont changés. La civilisation se développe. Toutes les vieilles formules sont à réviser. Même le bon sens est démodé et doit faire place au sens entortillé pour s'adapter au régime conçu par les ancêtres spirituels de nos génies genre Beaudry-Leman, Towers, François-Albert Angers.
Eh ! oui, aujourd'hui, c'est à la crèche qu'on a bonne nourriture, c'est vers la crèche que se tournent les aspirations, pendant que la santé des enfants légitimes périclite.
La "terre nourricière", qui donna de si beaux fils au pays, n'est plus capable de faire vivre sa progéniture. Privés de sang, rachitiques, les fils du sol désertent un foyer qui ne nourrit plus.
La terre, rongée par les deux bouts et par le centre, fait peur aux petits qu'elle a mis au monde. En nombre, du plus vieux jusqu'au plus jeune, ils la fuient comme un fruit empoisonné. Ceux qui s'obstinent à vivre d'elle sont forcés de s'inscrire à la crèche, qui par un prêt agricole, qui par un octroi, qui par une "job" supplémentaire. Le lait de la crèche doit s'ajouter au lait de la terre pour que les petits ne crèvent pas. Comme si ces deux laits mélangés pouvaient faire une race forte ! La graine des pur-sang terriens est en train de se corrompre. On ne compte plus que des semi-bâtards.
Quant à ceux qui ont définitivement quitté leur mère, la terre, si les circonstances actuelles ont inspiré à quelques-uns la carrière temporaire de soldat, la plupart sont ou esclaves des trusts ou créchards-bâtards purs.
Où donc est le salut ? La terre ? Mais elle ne fait plus vivre ses fils. Les chantiers ? Ils ruinent ses fils. L'industrie ? Elle a ses machines et n'a que faire de tous ces bras. L'armée ? Si l'on peut y trouver un refuge, ce n'est certainement pas un avenir.
Que reste-t-il ? La crèche. Une loge dans les écuries de T. D., avec l'espoir d'être attelé à la gratte de la voirie. Ce n'est ni riche ni honorable, mais au moins cela donne de quoi passer quelque chose dans le tube digestif tout en versant au grand-maître des garde-crèche la taxe du sacrifice.
D'ailleurs, il y a plusieurs demeures dans la maison de la crèche. Les petits y sont classés, catalogués et soumis à une diète conforme à leur rang.
Les bébés de la crèche se font de plus en plus beaux à mesure que l'on passe à un degré plus élevé. À l'étable, on sert du foin. Mais à la crèche proprement dite, on goûte le lait et le miel.
Ici, point d'êtres chagrins, malingres, cholérateux ou rachitiques. À la crèche, on vit, on dort, on mange, on n'a pas trop froid. Un seul problème : y rester. Du plus petit employé au plus haut casé, on est sûr de manger demain, pourvu qu'on ne sorte pas de la crèche. Du petit cantonnier rouge ou bleu, en passant par les entrepreneurs ventrus (parfois bicolores), jusqu'aux gardiens de la caisse, tous sont prospères relativement aux conditions qui prévalent dans le monde ingrat d'aujourd'hui.
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Autrefois, l'homme se réjouissait d'être né dans une famille légitime. Il ambitionnait d'apprendre le métier de la vie au foyer paternel, sûr de pousser droit et fort, de fonder un nouveau foyer qu'il ferait bon remplir de citoyens et de citoyennes libres. Le talent et la santé fleurissaient surtout dans les foyers sains, vertueux et libres. La vie s'y épanouissait pleine et rayonnante.
Aujourd'hui, tout est changé. Si les prostitués de la politique ne t'ouvrent pas les portes de la crèche, tu es condamné, même avec du talent, à vivre en paria. Le meilleur titre à une vie prospère, c'est la naissance dans une famille bleue ou rouge.
Dès que tu pourras marcher droit comme un bipède raisonnable, plie l'échine, fais-toi reptile et rampe. Lèche les pieds du maître rouge ou du maître bleu, selon que l'un ou l'autre est en service à la laiterie. Cela faisant, toute ta vie durant, tu seras bâtard, mais au moins tu mourras gras.
Eugène FORTIN, médecin