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Au banquier inconnu

le mardi, 15 octobre 1940. Dans Autres

Cher banquier inconnu,

Au nom de la civilisation et même de la religion, on nous enseigne sur tous les tons que prêter de l'argent à intérêt, avec toutes les garanties de l'État, c'est un acte du plus pur patriotisme. Pourquoi ce patriotisme à prime ? dit le Fundy Fisherman de Saint-Jean, N.-B. Mais admettons cette étrange théorie dans les circonstances actuelles, car il nous faut avaler bien des couleuvres pour écraser le Nazisme et ses monstres.

Or, de par votre essence même et par la nature de vos fonctions, tous les jours vous répétez de tels actes de vertu. Les prêts, les placements sont pour vous aussi naturels que le boire et le manger et tous les autres actes de la vie humaine, de sorte que vous ne pouvez bouger ni digérer sans faire acte de patriote.

Vous êtes donc le parangon de vertu, le prototype du patriote, la lumière qui brille dans les ténèbres, le surhomme dont la puissance est au-dessus de tout sur la terre. Je veux joindre ma faible voix au concert de louanges qui monte vers vous de tous les rangs de notre société, surtout des hautes sphères. Je veux, moi aussi, exalter votre grandeur et votre magnanimité, célébrer votre science sans égale dans tous les domaines, surtout en théologie, et proclamer hautement votre puissance presque sans limite. Il me semble que je devrais pour cela emprunter la voix inspirée du psalmiste, et vous appliquer, mutatis mutandis, les expressions de l'Office des Laudes. Mais je me contenterai de citer une parole de la plus haute autorité morale de l'univers : "Sans... votre... permission, nul ne peut plus respirer". Est-il vraiment un seul autre être dont l'emprise sur le genre humain soit aussi considérable et aussi complète ?

Mais tout pouvoir doit comporter des devoirs. C'est pourquoi, avec votre gracieuse permission, je veux vous signaler l'immense détresse financière de notre clergé et l'état de sujétion pénible dans lequel il se trouve. De profundis, du fond des abîmes, il semble crier vers vous. Je ne veux pas parler de l'avoir de chacun de ses membres, car il est bien difficile de trouver, les banquiers étant mis à part, des personnages plus dignes, plus réservés, plus charitables, plus résignés et plus animés de l'esprit de pénitence et de privations. Je veux parler de l'ensemble du clergé et des œuvres paroissiales.

Autrefois, le prêtre vivait de l'autel, et je me contenterai de citer un témoignage classique :

Aux petits des oiseaux, Dieu donne la pâture,

Et Sa Bonté s'étend sur toute la nature.

Tous les jours je l'invoque, et d'un soin paternel

Il me nourrit des dons offerts sur son autel.

Malheureusement tout cela est changé, et si Racine revenait, il devrait écrire à peu près ce qui suit :

Aux petits des oiseaux, Dieu donne la pâture,

Mais Sa Bonté pour l'homme est d'une autre nature :

Au Veau d'Or de la banque il doit payer tribut ;

Pour le prêtre même, sans ça, point de salut.

Rien n'échappe aux regards incisifs de votre science impeccable. Vous connaissez donc les pyramides de dettes de nos fabriques et de nos communautés, les difficultés extraordinaires qui sont le lot quotidien de nos œuvres paroissiales : congrégations, confréries, ligues, bibliothèques, patronages, œuvres de jeunesse, etc., surtout dans nos villes. Nos missionnaires crient leur détresse et leurs besoins urgents dans tous les numéros des Annales et Revues pieuses. Plusieurs fabriques ont fait des faillites retentissantes et désastreuses. Même le gouvernement de la province a dû intervenir pour sauver de la banqueroute une communauté célèbre par sa science et ses vertus, par son dévouement inlassable et par les immenses services qu'elle a rendus à notre pays. Ceux qui pourraient souscrire négligent de le faire, ou, dans leur ignorance de la véritable situation, lancent des brocards ineptes. Ceux dont le cœur est à la bonne place, la masse du peuple, sont complètement épuisés par la dureté des temps, par le chômage, les maladies et la plus noire misère. C'est même le clergé qui s'occupe le mieux à nourrir les miséreux et à soulager les éprouvés.

Aussi quelle énergie et quelle ingéniosité pour trouver les fonds indispensables ! Quel dévouement incomparable et quelle somme de travail ainsi dépensée qui devraient être normalement consacrés à l'administration des sacrements, à la prédication et à la prière ! On à tout tenté : kermesses, bazars, avec ou sans roues de fortune, tirages, séances récréatives, etc. On a même illustré les Sauvageries du Communisme pour mieux frapper la curiosité morbide des foules et grossir les recettes. Tout est sauvé, si la marche des recettes est assurée. De plus, on a été finalement poussé à se servir d'une invention moderne, presque apparentée à la banque tellement elle semble efficace, mais qui n'est pas légalisée et reste théoriquement parmi les jeux de hasard : Le BINGO. Cette interdiction, toute théorique, je le répète, devrait être levée, car le Bingo est aussi scientifiquement organisé que le Pari Mutuel. J'oserai dire qu'il est un complément nécessaire, indispensable même dans certains cas, du ministère paroissial. J'ai vu, dans une paroisse de ville, une séance de Bingo pendant les Quarante-Heures : le Dieu d'Amour exposé dans une église presque vide attendait vainement des adorateurs, pendant que tout à côté la salle paroissiale était bondée pour le culte du veau d'or. Oui, j'ai vu moi-même cette scène, et c'est probablement ce qui m'a inspiré la fantaisie sonore (sonne-or) suivante que je dédié à tous les chevaliers et amateurs de bingos, bazars et tirages, comme à tous les fervents du poker, des tripots, de la roulette et des bookies :

BINGO D'OR

Bienheureux les cœurs d'or ! Bienheureux les cœurs d'or !

Ils portent le dollar que la finance adore ;

Notre foi vraiment dort, si l'argent ne la dore.

Gloire au jeu de hasard béni avec tant d'art :

Offrez votre or au sort, par l'or Satan s'endort.

L'Évangile dit : "Bienheureux les cœurs purs !" Mais sous notre régime moderne, rien n'est pur comme l'or, et les consciences doivent librement accepter cette conception nouvelle pour sauver la démocratie.

Donc, pourquoi ne pas légaliser le bingo et ainsi donner plein essor aux œuvres paroissiales ?

Vive le Bingo National ! Le bingo, c'est le salut, c'est l'avenir de la race ! C'est la meilleure pompe à recettes qui ait été inventée, à part la banque, tout naturellement. Ce serait la prospérité jusque dans nos paroisses de colons et même pour les missions. Vous n'avez qu'à lever le petit doigt et vos pions du gouvernement de Québec s'empresseront glorieusement de vous obéir, d'autant plus qu'ils pourront en même temps s'organiser une cagnotte comme pour le pari mutuel.

Si vous daignez considérer favorablement ma très humble requête, je vous promets une magnifique récompense : le recueil complet des discours d'Ernest Lapointe sur la nécessité et les immenses bienfaits du Nombril Maçonnique de l'Europe, appelé autrefois la Société des Nations. C'est un superbe volume in-octavo, relié en chagrin et en veau, avec coins en crocodile et tranche rouge sous or. Vous voyez que j'y mets toute la couleur locale qui soit de nature à vous plaire.

Avec votre gracieuse et révérendissime permission, je vous dis au revoir.

ANCIEN DE LAVAL, M.D.

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