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La finance du consommateur

Louis Even le mardi, 01 décembre 1936. Dans Cahiers du Crédit Social

Même système deux écoles

Voici un article écrit par Louis Even et publié pour la première fois dans les Cahiers du Crédit Social de décembre 1936. Les chiffres et les prix mentionnés sont de 1936 (« un poêle de 48 dollars »), mais le diagnostic et la solution apportée restent toujours valable : il ne faut pas s’arrêter à moitié et financer seulement la production, mais aussi la consommation, car les produits sont faits non pas pour être contemplés dans les vitrines des magasins, mais pour être consommés et répondre à des besoins humains. Et dans le système actuel, cette finance de la production ou de la consommation ne peut se faire qu’en contractant des dettes perpétuelles.

Comme on l’a vu dans l’article en page précédente, on n’hésite pas à verser des centaines de milliards pour venir en aide aux banques commerciales, mais cela n’a à peu près aucun effet sur l’économie (sinon d’endetter les contribuables davantage), car cet argent ne se rend pas directement aux consommateurs, ceux qui perdent leur maison et leur emploi à cause de la crise, ceux qui auraient besoin de cet argent beaucoup plus que les banques.

J. M. KeynesJ.M. Keynes
Ludwig von MisesL. von Mises

Deux grandes écoles économiques s’affrontent aujourd’hui dans les milieux politiques et universitaires : la vision de l’économiste britannique John Maynard Keynes (1883-1946), qui disait essentiellement que le gouvernement devait intervenir en temps de crise pour stimuler l’économie, quitte à s’endetter, et ce qui semble sa contrepartie, la vision de l’économiste Ludwig von Mises (1881-1973), fondateur de ce qu’on appelle « l’école économique d’Autriche », qui prêche plutôt la non intervention de l’État, le remboursement des dettes quitte à faire des coupures dans les services offerts par l’État et l’aide aux personnes nécessiteuses, et même le retour à l’étalon or.

Comme on peut le voir sur la caricature, même si les deux discours semblent s’opposer, les deux sont basés sur le même système d’argent créé sous forme de dette. En effet, si on ne s’endette pas, il n’y a tout simplement pas d’argent en circulation, c’est un système sans issue : ou bien on s’endette à perpétuité, ou bien on crève de faim en voulant rembourser la dette. La solution de la démocratie économique (aussi appelée Crédit Social), enseignée par l’ingénieur écossais Clifford Hugh Douglas (1879-1952) et reprise par Louis Even (1885-1974) se situe au-dessus de ces deux solutions, et leur est de loin supérieure, puisqu’elle permet à la fois le développement du pays sans s’endetter, mais permet aussi aux consommateurs de choisir dans la production offerte ce dont ils ont besoin, grâce à un pouvoir d’achat suffisant.

On peut comparer l’argent à un bulletin de vote économique, puisque les consommateurs, en se servant de l’argent pour acheter, « votent » ou choisissent les produits et services dont ils ont besoin. Pour rester en affaires, les producteurs fabriqueront les choses qui sont demandées par les consommateurs qui, par leurs achats, déterminent ainsi ce qui sera fabriqué par les producteurs. C’est pour cette raison qu’on peut ainsi parler de démocratie économique, d’une démocratie de consommateurs dictant (par leurs votes monétaires) ce qui sera produit par une aristocratie de producteurs.

Alain Pilote


Cet article s’applique à placer le consommateur au rang qui lui appartient. Le consommateur est le grand oublié de l’économie actuelle. Pourtant tout le monde n’est-il pas consommateur ? Revendiquer la souveraineté du consommateur, c’est revendiquer la souveraineté de la société, au lieu de celle de quelques individus. Le Crédit Social reconnaît, cette souveraineté ; est-il plus belle profession de démocratie – de démocratie économique ? Parler de démocratie sous le système actuel, qui tient l’universalité des consommateurs dans le lasso d’une clique de financiers, c’est au moins se duper soi-même et duper les autres.

Certains enthousiastes du fascisme proclament le besoin d’un gouvernement d’hommes forts, ou d’un homme fort qui commande sans consulter ses administrés ; d’autres offrent l’idéal communiste qui n’est qu’une autre forme de dictature alimentée de haines sinistres et escortée de ruines sanglantes ; d’autres s’accrochent au régime parlementaire où, disent-ils, le peuple choisit ses gouvernants (gouvernent-ils ?). Sous toutes ces formes persiste dans notre monde d’aujourd’hui une dictature réelle, la vraie, celle qui tient en main les destinées des nations, parce qu’elle contrôle leur monnaie. A cette dictature, la forme de gouvernement importe peu ; le banquier international se soucie peu de « qui fait les lois » d’une nation dont il règle le crédit à son gré. Toutes les réformes qu’on prône dans un domaine ou dans l’autre, sous une couleur ou sous une autre, le laissent assez indifférent, pourvu qu’on ne touche pas à la régie du crédit. Et c’est curieux de constater qu’en général nos meilleurs sociologues révisent tout le reste, mais n’entament pas le point sensible. C’est qu’autour de ce point stratégique veille une garde habile, aussi puissante que silencieuse, qui excelle à faire surgir des boucs émissaires.

Le consommateur immolé

Le problème de la production est résolu. La vapeur, l’électricité, le pétrole, la chimie, l’automatisme sont à son service. Il devrait être roi... la misère règne partout. Des montagnes de produits cherchent preneur, des abîmes de besoins réclament satisfaction... et les produits s’accumulent et les besoins se creusent.

Louis EvenLouis Even apôtre du Crédit Social et de la justice distributive

La production existe pour la consommation ; la consommation est la fin, la raison d’être de la production. Pourquoi alors règle-t-on la production, actuellement réduite au moins du tiers de sa capacité, non pas sur le besoin du consommateur, mais sur la quantité de monnaie dont des contrôleurs irresponsables permettent la circulation ? Au lieu du potentiel de consommation, c’est le potentiel de monnaie qui règle la production et ce potentiel dépend d’un groupe d’ogres intéressés à maintenir la monnaie rare.

La production en elle-même n’est pas une richesse réelle ; c’est la consommation qui donne à la production sa valeur.

Mécanisez l’industrie, multipliez les produits : s’ils n’atteignent pas le consommateur, il n’y a pas de relèvement du niveau de vie. Tant que les produits restent dans les entrepôts et les magasins, ils n’ajoutent rien au confort de la famille ou de l’individu. Le progrès n’est pas marqué par le régime de production, mais par le régime de consommation. C’est à la partie consommation qu’il faut mesurer le progrès. La consommation d’ailleurs suppose la production ; vous ne pouvez avoir celle-là sans celle-ci, tandis que vous avez fort bien celle-ci sans celle-là. La production sans la consommation devient une charge, un passif. Le magasin encombré de produits qui ne se vendent pas doit liquider. Le producteur dont les stocks ne s’écoulent pas arrête ses activités. C’est le consommateur qui est le grand animateur de l’industrie. Pourquoi est-ce lui qu’on immole ?

Au lieu donc de financer la production, ne vaudrait-il pas mieux songer à financer la consommation ? Le consommateur par ses achats, financera à son tour le producteur.

Vous pouvez très bien financer la production sans financer la consommation : vous avez alors des produits immobilisés, une crise suit inévitablement. Tandis que vous ne pouvez pas financer la consommation sans financer la production, car la consommation suppose l’achat du produit. Il serait donc beaucoup plus effectif de financer le consommateur lui-même.

Les fabricants de monnaie émettent de la nouvelle monnaie tous les jours, mais du côté de la production seulement. Les produits et la monnaie sont du même côté, comment les produits vont-ils s’écouler ? Et ce n’est pas si rose pour le producteur, allez : cette monnaie nouvelle, monnaie qui sort de la-fabrique, bancaire, est une dette qui le lie envers les fabricants de la monnaie ; il doit la rembourser, capital et intérêt ; il devra tirer capital et intérêts d’un public consommateur dont les poches sont vides ! D’où désespoir du producteur qui ne peut vendre, désespoir du consommateur qui ne peut acheter.

Devant cette situation stupide, des gouvernants qui ne gouvernent pas se traînent eux aussi aux pieds des banquiers pour demander des miettes à jeter en secours directs aux fils et aux filles de la nation. Et les banquiers en accordent assez pour empêcher la révolte, mais tout en créant de nouveaux liens, de nouvelles chaînes. Souffre et périsse l’humanité, l’important est de préserver le système, le contrôle de la monnaie par des hommes qui n’ont ni cœur ni entrailles mais qu’il faut considérer comme des dieux. Y eut-il jamais idolâtrie plus exigeante ?

Ce jeu diabolique se joue au Canada. Il se joue en Europe. Il se joue dans tous les pays civilisés.

« On compte dans le monde trente millions de chômeurs secourus et une trentaine de millions qui ne le sont pas. Avec leurs dépendants, c’est une multitude de 250 000 000 d’êtres vivants sous-alimentés. » (« Vu, » 30 mai 1936).

La revue citée ajoute que chaque année, d’après- les statistiques officielles de cinquante pays civilisés, 2 400 000 personnes meurent de faim et 1 200 000 autres se suicident pour des motifs directement déterminés par le manque de nourriture.

Après l’hécatombe de la guerre en plein siècle de lumière, c’est l’hécatombe de la faim en plein siècle d’abondance, en attendant l’hécatombe des révolutions et des guerres civiles.

Quand il serait si simple pour l’humanité de s’épanouir, par une distribution généreuse de l’abondant pain quotidien mis à sa disposition par le Père commun à qui l’on doit et les richesses naturelles et les bras et les cerveaux capables de transformer ces richesses et de les transporter aux quatre coins du monde !

La finance du consommateur

Financer le consommateur, c’est évidemment lui fournir le pouvoir d’achat total nécessaire pour se procurer les fruits de la production.

A remarquer qu’il ne s’agit pas de mettre à la disposition de chaque consommateur individuel un pouvoir d’achat qui lui permette de satisfaire tous ses besoins et désirs. Il ne s’agit pas non plus de répartir le pouvoir d’achat également entre tous les individus. Le Crédit Social envisage l’ensemble des consommateurs, comme il envisage l’ensemble de la production. Il y aura toujours des inégalités sociales comme il y aura toujours inégalité de valeur entre les individus au point de vue capacité physique ou intellectuelle. Cependant, on peut dire que, sous un régime qui distribue une partie des surplus sous forme de dividendes à tous les citoyens du pays, la pauvreté abjecte, la privation du nécessaire sera chose du passé ; et sous un régime qui finance la consommation, et par elle seulement la production, on verra disparaître la grande arme de l’exploitation. On comprendra mieux ceci à mesure qu’on poursuivra cette étude. Si nous démontrons que le Crédit Social sert admirablement bien le consommateur, nous aurons démontré qu’il sert l’homme, puisque tout homme est consommateur. Une finance qui sert l’homme, le consommateur, est une servante ; celle qui le tient dans la privation injustifiée, comme aujourd’hui, est une maîtresse. L’homme doit-il être soumis à la finance, ou la finance à l’homme ?

Aristocratie producteurs démocratie consommateurs

L’argent peut être comparé à un bulletin de vote. En votant pour les biens et services qu’ils désirent, les consommateurs décideraient en fin de compte ce qui serait produit, puisqu’afin de rester en affaires, les producteurs ne fabriqueraient que les biens et services commandés par la population. On aurait ainsi, selon les mots de Douglas, une véritable démocratie économique : une « aristocratie de producteurs au service d’une démocratie de consommateurs ».

Le pouvoir d’achat du consommateur se compose, sous le système actuel, des salaires et gages distribués au cours de la production et des intérêts et dividendes distribués aux fournisseurs de fond. Le pouvoir d’achat total du pays est inférieur au total des prix des produits offerts au consommateur. Personne ne peut le contester. L’écart se fait de plus en plus grand à mesure qu’on mécanise davantage la production. L’introduction d’une machine qui déplace dix, vingt ou cent hommes, ne se fait pas pour diminuer la production ; c’est le contraire qui a lieu. La machine multiplie les produits - en diminuant le nombre de salariés. Plus de produits d’un côté, moins de pouvoir d’achat de l’autre. Résultat : souffrances du chômage appauvrissant et avilissant, au lieu que sous un régime sensé, on aurait l’écoulement de ce surplus de produits, l’organisation des loisirs, l’ennoblissement de l’homme dompteur des forces de la nature.

On a bien dit — et écrit — que si des consommateurs manquent de pouvoir d’achat, d’autres en ont trop, et l’on a préconisé qui la limitation, qui la redistribution des fortunes. Concédant que certains Crésus, à la faveur surtout de leur contrôle de la source des crédits, aient scandaleusement accumulé des millions en plein temps de crise, il reste tout de même que si vous répartissez les revenus de ces riches entre tous les habitants du pays, vous n’aurez augmenté le pouvoir d’achat de chaque Canadien que de 21 dollars par an. Le résultat final sera d’avoir généralisé la pauvreté. Le Crédit Social poursuit un tout autre but.

On a fait les mêmes calculs en Angleterre, où ne manquent pas des fortunes colossales à côté du paupérisme. La redistribution des fortunes y donnerait à chaque individu, environ 25 $ de plus par an. Combien loin de financer l’achat de tous les fruits actuels ou possibles de la production et de l’importation anglaises !

(Note de Vers Demain : en page 63 du livre Stable Money de W. E. Turner, publié en 1966, on peut lire : « Si tout l’argent du monde entier avait été réparti également entre chaque habitant de la planète, on aurait obtenu un montant de 2,81 dollars par individu ! »)

Ce qui revient à dire que le total de la monnaie, où qu’elle soit, est insuffisant pour acheter le total des produits.

N’allez pas inférer des considérations qui précèdent que nous voulions absoudre les injustices qui expliquent le plus souvent les fortunes colossales ou que nous soyons prêts à nous découvrir chaque fois qu’on prononce le nom d’un millionnaire. Le Crédit Social n’a pas de ces bassesses et, en finançant le corps consommateur plutôt que le corps producteur, en supprimant le contrôle privé des crédits pour distribuer toute nouvelle monnaie nécessaire directement au consommateur, jusqu’au plus pauvre et au plus faible citoyens, il fournit la meilleure méthode pour détrôner les dieux de l’exploitation, briser les monopoles et démocratiser la richesse.

Nous ne touchons pas, qu’on le remarque bien, aux épargnes acquises. Nous ne distribuons au consommateur que la nouvelle monnaie, à mesure qu’il en sera nécessaire pour établir l’équilibre entre le pouvoir d’achat et la capacité de production de richesse réelle. Cette nouvelle monnaie différera des crédits bancaires actuels. Elle sera plus saine, parce qu’au lieu d’être basée sur une production future aléatoire, elle sera basée sur une production actuelle. Plus effective, parce qu’elle ne sera pas une monnaie de dette qu’il faut retourner, avec intérêt, à l’agence qui l’a émise, mais une monnaie libre de tout lien et livrée permanemment à la circulation.. Ce ne sera pas un prêt : le consommateur qui la recevra n’aura ni à la rendre, ni à en payer des intérêts. Ce sera réellement une monnaie nouvelle et non pas, comme dans les secours directs, une monnaie déjà existante, prise dans la poche de Pierre pour donner à Paul. La nouvelle monnaie sera créée expressément pour la distribution au consommateur, toujours dans la mesure nécessaire pour hausser le pouvoir d’achat au niveau de la production, pas plus. Qu’on n’y voie pas une monnaie d’inflation, puisqu’elle sera déterminée d’après le volume de disponibilités recherchées par les consommateurs.

— Vous allez donc créer de la monnaie ?

— Certainement, et il n’y a rien de nouveau là-dedans. Actuellement : il s’en crée tous les jours et à bien plus grosse dose que notre régime de Crédit Social n’aura à le faire. Les fabriques de monnaie d’aujourd’hui, les banques, doivent constamment créer de la monnaie, parce qu’elles la détruisent constamment. C’est la destruction qui les enrichit, parce que le remboursement des prêts s’accompagne de l’intérêt. Et c’est cette création et cette destruction continuelles qui tiennent le travail et toute la société sous la dépendance du banquier. Si la main qui produit la monnaie opère moins vite que la main qui détruit la monnaie, le total en circulation diminue — et vice versa.

Le Crédit Social, lui, n’est pas guidé par le profit d’un particulier. Il opère pour l’écoulement total de la richesse. Il crée toute la monnaie nécessaire à cette fin, à mesure que la collectivité des producteurs —hommes et machines — augmente la richesse, et il distribue cette monnaie au consommateur. Celui-ci achète la production et finance ainsi le producteur et le distributeur. Tout le monde profite, personne ne souffre, de la création de nouvelle monnaie.

Le Crédit Social ne place pas d’intérêt sur cette monnaie distribuée au consommateur, car il n’y a aucune raison de le faire. Il n’exige pas non plus de remboursement, il ne retire pas cette monnaie de la circulation, parce qu’il n’y a aucune raison de le faire. La production, en effet, ne s’arrête pas après la livraison d’un article, elle le remplace.

— Mais, si vous continuez ainsi, l’émission de monnaie, vous finirez bien par en avoir trop et ce sera l’inflation.

— Nous n’émettons de nouvelle monnaie que quand il y a des disponibilités, c’est-à-dire plus de production que de pouvoir d’achat, et seulement pour la différence. Pour qu’il y eût trop de monnaie, il faudrait que la production diminue ; ce qui ne se conçoit guère quand les moyens de production sont là et que le consommateur avec un pouvoir d’achat est là aussi. Les inflations et déflations bancaires, inspirées par la recherche du profit et conditionnées par la vision du banquier limitée au cas de l’heure, engendrent des fluctuations très sensibles dans la production. Toutes entraves brisées, on peut s’attendre à un progrès constant, les seules limites étant la capacité du système producteur, ou la satiété du corps des consommateurs. On n’entrevoit guère un arrêt. Sans doute qu’il y a un plafond à la consommation de certaines catégories de biens ; nourriture, vêtement. Mais l’homme a d’autres aspirations fort légitimes, nobles mêmes, surtout l’homme qui n’est plus obsédé du matin au soir par le souci et l’inquiétude que, lui cause le simple entretien de sa vie animale.

Par quel mécanisme le Crédit social propose-t-il de distribuer la monnaie qui manque pour financer la consommation ? — Par un double mécanisme : l’escompte compensé et le dividende. Nous allons en dire un mot, avec l’intention d’y revenir plus en détail plus tard.

Escompte compensé

Les manuels du Crédit Social parlent souvent de « juste prix. » Ceux qui ne sont pas très au courant interprètent cette expression comme signifiant un prix honnête, dont les éléments, prix de revient et profit, sont rigoureusement contrôlés et dont le chiffre final est fixé par le bureau de régie du Crédit Social. Rien de tel. Les facteurs qui jouent aujourd’hui, abondance. ou rareté de la matière première, salaire de la main-d’œuvre, volume de production, facilités de distribution, profits, etc., continueront de déterminer les prix ; la concurrence continuera aussi d’intervenir, quoique dépourvue de son caractère actuel de violence sauvage.

Ce que les créditistes entendent par le juste prix, c’est « le prix du consommateur. » Le consommateur est souverain chez nous. C’est pour lui qu’on produit. Si donc le prix de vente de la production totale du pays est représenté par 16 et que le pouvoir d’achat entre les mains des consommateurs est représenté par 12, on dira que le juste prix est, non pas 16, mais 12. Cela ne veut pas dire qu’il est injuste pour le marchand détaillant de demander 16 : c’est un prix équitable, mais le consommateur n’ayant que 12 devra quand même pouvoir acheter 16, puisque c’est pour lui qu’est faite cette production. N’est-ce pas logique ? Il est nécessaire que 16 lui soit laissé à 12.

Il est non moins nécessaire que le détaillant retire 16, car s’il ne retire que le 12 dont dispose le consommateur, il perdra le profit qui le fait vivre et peut-être plus.

Argent monnaie calculatrice

C’est ici qu’intervient le mécanisme du Crédit Social. Le bureau de régie — dont les décisions ne dépendent d’aucun homme en particulier, pas même du ministre des finances ou du premier ministre, mais uniquement des faits de la production et de la consommation — ayant constaté que la production est 16 et le pouvoir d’achat 12, décrète un escompte universel de 4 pour 16, ou 25 pour cent, sur toutes les ventes au détail, d’ici qu’un nouvel état des faits nécessite un changement.

Dès lors, si une personne vient acheter un article de 4 $, elle ne le paiera que 3 $ ; pour 16 $ de marchandises, elle ne paiera que 12 $ ; pour 100 $, elle déboursera 75 $. Le marchand détaillant, sur présentation de ses pièces justificatives (factures, bordereaux, etc.) sera remboursé par le bureau local du Crédit Social du 25 pour cent qu’il n’a pas touché. Le bureau local, à son tour, tirera un chèque sur le bureau central d’Ottawa qui, lui, créera, par une inscription dans ses livres, la monnaie représentée par ce 25 pour cent. Il débitera d’autant le surplus disponible qu’il avait constaté et qu’il doit ainsi passer au consommateur à mesure des achats de celui-ci chez le détaillant.

Si par exemple, il s’agit d’un poêle de 48 $, la dame qui l’achète paie 36 $, le détaillant reçoit 12 $ du bureau local, le bureau local reçoit 12 $ du bureau d’Ottawa, le bureau d’Ottawa émet ces 12 $ et diminue de 12 $ le surplus disponible. (Ces bureaux pourront très bien être les banques locales, moyennant arrangement, et la banque centrale du Canada pourrait agir au service du bureau d’Ottawa.)

Ces 12 $ seront de la monnaie créée d’un trait de plume, comme celle des banques d’aujourd’hui lorsqu’elles octroient des prêts ou avancent des découverts. Les 12 $ sont basés sur le poêle, sur une richesse réelle, non pas problématique, non pas future mais actuelle, vendue même. Est-il base plus saine ?

Cette transaction a financé le consommateur et, par lui, le distributeur puis le producteur. Les 12 $, sans passer par les mains du consommateur, ont produit exactement le même effet que si on les lui avait donnés pour cet achat. La nouvelle monnaie a profité au consommateur, qui peut ainsi acheter ; au marchand, qui trouve ainsi à vendre ; au producteur, qui écoule ainsi son produit ; à l’employé du producteur qui devra travailler à remplacer les stocks vendus. A qui a-t-elle nui ? Qu’on me le dise.

Il n’y a pas d’inflation possible dans la monnaie créée par l’escompte compensé ; l’inflation suppose plus de monnaie que de produits ; or cette nouvelle monnaie a été émise parce qu’il y en avait moins que de produits et n’a été émise que moyennant la présence d’un produit trouvant preneur.

Voilà pour l’escompte, Il équivaut, en réalité, à une augmentation du pouvoir d’achat au niveau de la production actuellement vendue. Il équivaut aussi à une augmentation, de 25 pour cent dans l’exemple donné, des salaires ou des dividendes qui composent le pouvoir d’achat.

Dividende national

Mais il y a des gens qui n’ont pas de pouvoir d’achat provenant de salaires. Ce peuvent être des malades, des vieux, des incapables, ou simplement des gens déplacés par l’introduction d’une machine. A quoi leur servirait un escompte de 25 pour cent s’ils n’ont rien ? Pourtant eux aussi comptent dans la société. Ce sont des consommateurs. C’est la consommation qui donne de la valeur à la production. A seul titre de consommateurs, ils méritent déjà considération. Comme êtres humains, ils ont aussi, non seulement le droit, mais le devoir de vivre. Comme membres d’une société organisée et riche, ils ont droit à leur part de l’héritage des générations passées, des acquisitions léguées à la société actuelle. Car, qu’on le sache bien, notre génération est héritière d’un actif réel immense. Le passif dont elle hérite aussi est un passif financier qui n’a pas sa raison d’être, qui ne serait pas s’il y avait concordance entre les faits réels et les faits financiers.

Nous reviendrons, dans un autre article, sur ces droits de tous les citoyens aux fruits de la production. Qu’il nous suffise de reproduire ici, avec à propos croyons-nous, cette phrase de l’encyclique Quadragesimo Anno du Pape Pie XI :

« L’organisme économique et social sera sainement constitué et atteindra sa fin, alors seulement qu’il procurera à TOUS et à CHACUN de ses membres tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi que l’organisation vraiment sociale de la société, ont le moyen de leur procurer. »

L’organisme économique et social comprend beaucoup plus qu’un système monétaire, mais il reste que le système monétaire y joue un grand rôle. Le Crédit Social, qui se pique d’être approprié aux systèmes les plus sociaux, propose, comme seconde méthode d’émission de nouvelle monnaie, le dividende national, c’est-à-dire qu’il distribue à tous les citoyens une partie de l’excédent de la capacité de production sur le pouvoir d’achat. La somme ainsi distribuée est répartie entre tous également, quel que soit leur âge ou leur condition, qu’ils travaillent ou qu’ils ne travaillent pas. Ce n’est pas un secours direct, c’est de la monnaie nouvelle, qui n’est ôtée à personne.

Nous nous étendrons davantage sur ce sujet dans un prochain article. Disons seulement aujourd’hui que cette combinaison de l’escompte compensé et du dividende national nous paraît admirablement conçue. Sans le dividende, vous n’atteignez pas tous les consommateurs et vous ne réglez pas les problèmes posés par l’introduction des machines. Si, d’un autre côté, vous distribuez toute monnaie nouvelle sous forme de dividende, vous exposez à une affectation trop considérable des surplus aux biens de production, laissant des stocks de biens de consommation invendus et créant un chaos. Le double mécanisme du Crédit Social tend à maintenir un équilibre sain entre les biens de production et les biens de consommation sans avoir à intervenir par des mesures restrictives ou des réglementations cœrcitives.

L’escompte compensé assure, en effet, la vente de biens de consommation, liant à cette condition, en grande partie, le rehaussement du pouvoir d’achat. L’escompte compensé finance le maintien de la production, car dans le prix de vente figurent les allocations pour dépréciation. D’autre part, le surplus apporté par le dividende appelle une augmentation de la production, tout en restant dans les limites de la capacité de production ; mais avant que cette capacité soit atteinte à 100 pour cent, le producteur songe à agrandir. Le consommateur individuel qui bénéficie d’un dividende plus un salaire, et n’a pas besoin de tous ces revenus pour ses besoins actuels, est heureux, de son côté, de placer ses surplus, soit directement, soit par l’intermédiaire d’institutions d’épargnes et de prêts, dans le développement de la production. Plus tard, si l’entreprise réussit, il retirera des dividendes de ses placements : ils s’ajouteront à son dividende national pour le soutenir lorsque son âge avancé l’invitera au repos.

Si l’escompte compensé finance, par le consommateur, la production actuelle, l’apport supplémentaire du dividende national finance, toujours par le consommateur, le développement de la production.

Sans cet apport supplémentaire, le développement de la production manquerait de fonds, car nous supprimons le banquier émetteur de crédits, qui crée une dette pour représenter une production de richesse. Sans l’apport de monnaie par le dividende, le producteur qui envisage un développement devrait ou hausser ses prix pour se faire un capital, ce qui le mettrait en mauvaise posture par rapport à ses concurrents, ou prendre sur ses profits, qui constituent son pouvoir d’achat de biens de consommation, mais il irait ainsi contre l’écoulement de ces biens.

Nous considérons ici l’ensemble. Chaque consommateur individuel est le maître absolu de son dividende et l’emploie exactement comme il veut. Pour l’augmentation de pouvoir d’achat que procure l’escompte compensé, il est évidemment forcé d’acheter s’il veut en bénéficier.

Il y aurait beaucoup d’autres considérations à faire sur la finance directe du consommateur et sur la finance du producteur par le consommateur, non plus par un prêteur-créateur d’argent qui étouffe tout le système dans son étreinte. Mais nous croyons en avoir assez dit pour montrer l’efficacité et la souplesse du Crédit social au service de Sa Majesté le CONSOMMATEUR.

Louis Even

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