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Devant l’angoissant problème du chômage

Louis Even le jeudi, 01 décembre 1960. Dans Le Crédit Social enseigné par Louis Even

Au Canada, des millions de chô­meurs et d’assistés sociaux vivent dans l’inquiétude du lendemain. L’indi­gence s’accentue de jour en jour. Il est illusoire de prétendre que la solution aux problèmes économiques est la création d’emplois par les gou­vernements. Vous lirez l’article sui­vant de Louis Even, écrit en 1960, sous le règne du Premier ministre du Cana­da, John Diefenbaker, qui avait promis pendant une campagne électorale de créer des emplois en grossissant la dette nationale. Mais après les élec­tions, il n’a pas accompli sa promesse, comme le font nos politiciens actuels.

La proposition de Diefenbaker pour empêcher les souffrances du chô­mage restait marquée des tares du ré­gime financier. Il envisageait de l’em­bauchage en endettant le pays. Endet­ter le peuple pour permettre au peuple de travailler, de produire, de mettre en oeuvre les ressources de son pays — ce n’est pas merveilleux. Cela équivaut à fortifier la tyrannie financière pour obtenir d’elle une concession passa­gère.

Simple problème d’argent

Ce n’est point là non plus envisa­ger la situation à la lumière des réali­tés. Si le chômage est créé par l’accu­mulation de produits, pourquoi vouloir le corriger par de l’embauchage qui va augmenter encore le flot de produits ?

Puis, si le flot actuel de produits dépasse le flot actuel de pouvoir d’achat dérivé de la production, le dé­passement ne peut être qu’augmenté en augmentant les effectifs de produc­tion. La somme des produits sans équi­valent en pouvoir d’achat ne ferait que grossir, et la solution essayée pour absorber le chômage avorterait d’elle-même.

Un collègue du Premier ministre, M. Alvin Hamilton, ministre de l’Agri­culture, était plus conscient de la réali­té quand il déclarait à Régina, en Sas­katchewan, le 7 novembre 1960:

«C’est une véritable forme de suicide que de rechercher, de nos jours, de nouveaux stimulants pour une plus vaste production de marchandises, dans un monde débordé de produits.»

Il faudrait fournir aux consomma­teurs les moyens financiers d’obtenir ces produits débordants, au moins en tant qu’ils leur conviennent. Et si c’est de la production vraiment excédentaire, la ralentir davantage. Mais, bien des familles dans les privations en notre propre pays, et des populations entières dans les privations en d’autres pays, permettent-elles d’appeler réelle­ment excédentaire une production qui s’accumule parce que ceux qui en auraient besoin n’ont pas le moyen de la payer ?

Comme quoi on en revient toujours à une question de moyen de payer, d’argent.

Ceux qui, malgré les produits non écoulés, réclament l’embauchage inté­gral peuvent avoir en vue des travaux publics, la production de choses qui ne sont pas mises sur le marché commu­nautaire. L’argent payant les embau­chés pour ces travaux leur permettrait d’acheter les produits offerts sur le marché, disent-ils.

A moins d’un changement dans le régime financier, ce raisonnement est superficiel. Qu’il s’agisse de biens con­sommables, ou d’agrandissements d’usines, ou de routes, de ponts, d’écoles, de n’importe quoi, toutes ces choses doivent être payées, avec ou sans délai, et le délai ne fait qu’en augmen­ter le prix exigé. Que l’on paie en prix au comptoir du marchand, ou que l’on paie en taxes au bureau d’un fonction­naire, c’est toujours de l’argent que l’on exige du public incapable de payer le tout.

Le chômage, un problème d’argent

Le chômage est un problème d’ar­gent, et non pas un problème d’emploi. Puisque c’est l’argent qui manque, c’est de l’argent qu’il faut chercher, au lieu de chercher de l’emploi dans la production alors que les produits ne manquent pas.

Et pourquoi aussi n’allouer d’ar­gent au chômeur qu’au compte-gouttes, quand les produits continuent d’affluer à la tonne ?

Lorsque les hommes travaillent, on retient sur leur salaire une contribu­tion aussi de la part de l’employeur. Toutes ces contributions sont incluses dans les prix, mais sont soustraites du pouvoir d’achat. Est-ce bien le moyen de faciliter les ventes et d’empêcher le chômage ?

Il est vrai que les prestations aux chômeurs redistribuent le pouvoir d’achat ainsi soustrait au personnel producteur, mais incomplètement. On se lamente quand la caisse de chômage diminue; c’est pourtant alors qu’on cor­rige un peu mieux la perte de pouvoir d’achat global causée par les prélève­ments sur les revenus des employés et des employeurs. Tout argent retenu dans la caisse est un trou dans le pou­voir d’achat qui était déjà inférieur aux prix.

Supprimer le problème d’argent

S’il n’y avait pas de problème d’ar­gent, il n’y aurait pas de problème de chômage. Il pourrait sûrement y avoir encore, même de plus en plus avec le progrès, des bras dont la production n’aurait pas besoin; mais le problème d’argent n’existant plus, on ne dirait plus d’eux: Ils chôment. On dirait: Ils sont libérés du service de la production. On ne parlerait plus de «chô­mage» mais de «loisirs», d’activités libres.

Or, le problème d’argent est le plus facile à régler, si l’on veut bien décider une bonne fois de faire de la finance ce qu’elle doit être: une représentation fidèle des réalités, une servante et non une maîtresse de l’économie.

Aux 450 suggestions ou mémoires que le Premier ministre du Canada a pu recevoir pour mettre fin au chô­mage, nous ajoutons, présentée pour la millième fois, la proposition d’esprits qui pensent et raisonnent en termes de réalités, hommes, réalités be­soins, réalités possibilités, et non pas en termes d’argent rigide et sacré:

Supprimer ce qu’on appelle chô­mage, en changeant les conditions mortifiantes qui l’accompagnent.

Pour cela, modifier le règlement financier qui assujettit le pouvoir d’achat à l’emploi, à la participation à la production:

Distribuer la production autrement que par la seule récompense (salaires) à ceux qui y contribuent personnelle­ment: par un dividende périodique à tous, employés ou non — dividende qui prendrait de plus en plus de place dans le pouvoir d’achat total, à mesure que le besoin d’emploi prend de moins en moins de place dans la production.

On parlerait alors de moins en moins de salaires, et de plus en plus de dividendes. Il ne serait plus ques­tion de chômeurs, tous les citoyens étant devenus capitalistes.

Le chômeur et le capitaliste

Jean Narrache est un chômeur. Lorsqu’il travaillait, il touchait un salaire lui permettant de vivre et de faire vivre modestement sa femme et ses enfants. Congédié avec d’autres, parce que la compagnie avait assez de stock accumulé et assez de machines perfectionnées pour pouvoir se passer d’eux, il a tiré pendant un certain temps des prestations de chômage; puis, un jour, plus rien. Il doit végéter d’endettement ou de l’assistance publique.

Jacques Leriche n’est pas plus embauché que Jean Narrache. Il ne l’a même peut-être jamais été. Lui non plus, ne touche aucun salaire. Pourtant, personne n’appelle Jacques Leriche un chômeur, parce qu’il possède un capital placé qui lui rapporte des dividendes trimestriels aussi régulièrement que la terre tourne autour du soleil. Un capital dont il n’a peut-être pas gagné lui-même un sou, l’ayant reçu en héritage.

Qu’y a-t-il de semblable, et qu’y a-t-il de différent, entre la situation de Jean Narrache et celle de Jacques Leriche ?

Le semblable, c’est que ni l’un ni l’autre n’est employé dans la production. Cependant, Jean Narrache fait son possible pour se chercher un emploi; Jacques Leriche ne s’en préoccupe pas le moins du monde. Si Jean Narrache cesse de se démener pour trouver du travail quelque part, on le taxe de paresseux, de sans-coeur ou de sans-dessein. Aucun reproche de la sorte à Jacques Leriche: il peut se balader à rien faire, personne ne lui dira d’aller au plus vite se chercher un emploi; au contraire, on le blâmera s’il prend dans une usine la place que pourrait y occuper Jean Narrache. (Remarquons, en passant, comment la référence à l’argent, fausse souvent les jugements portés sur des hommes.)

Il peut aussi très bien arriver que, sans être embauché, Jacques Leriche sait faire un magnifique emploi de son temps et de ses facultés, soit comme producteur libre, soit comme chercheur de perfectionnements agricoles ou industriels, soit comme artiste ou écrivain, soit dans des oeuvres de dévouement au service des autres, ou de quelque autre manière.

Avec le même temps à sa disposition, Jean Narrache n’a ni les moyens financiers ni la liberté d’esprit pour utiliser ainsi ses journées. Il est accablé de soucis, doit vivre avec sa famille dans des privations quotidiennes, et il faut qu’il ait une âme bien forte pour ne pas tomber dans la dépression ou même dans le désespoir qui peut conduire à n’importe quoi.

Qu’est-ce qui cause toute la différence entre le statut de ces deux hommes non embauchés dans la production ? — C’est que Jacques Leriche a un revenu assuré, dissocié de tout emploi; tandis que Jean Narrache, ne pouvant avoir d’autre revenu qu’un salaire attaché à un emploi, se trouve dans la détresse dès le moment où il n’y a plus d’emploi pour lui.

Établissez un régime financier de distribution qui accorde un dividende périodique à tous, donc à Jean Narrache, sans salaire s’il n’est pas employé, en plus de son salaire s’il est employé, la condition de Jean Narrache est immédiatement changée. Et si le dividende est suffisant pour couvrir au moins l’essentiel pour vivre, Jean Narrache, sans jouir d’un aussi gros revenu que Jacques Leriche, sera tout de même libéré des soucis qui le rongeaient; il pourra encore se chercher de l’emploi pour augmenter son revenu, mais avec un esprit plus libre. Avec plus de succès aussi, sans doute, parce que les dividendes à tous, conjugués avec les salaires et un ajustement des prix permettant l’écoulement des produits qui répondent aux besoins, les occasions d’emploi seraient à la fois plus nombreuses, plus variées, mieux orientées, avec moins d’embauche forcée et plus d’entreprise libre.

Cohéritiers des générations précédentes

Voilà ce que signifierait l’élargis­sement du statut de capitaliste à tous, à chaque membre de la société, par un système financier de Crédit Social. Chaque citoyen capitaliste: non pas comme détenteur d’un capital-argent dans une entreprise, mais comme hé­ritier, comme cohéritier avec tous ses concitoyens, d’un capital réel commu­nautaire. Capital formidable, fait du savoir acquis et transmis, de tout le progrès dans les techniques de pro­duction, sans cesse accru et hérité de générations qui nous ont précédés. C’est même là le facteur prépondérant de la production moderne. Sans ce capi-tal réel, dont aucun individu, aucun groupe ne peut s’approprier le monopole, la production serait infini­ment plus mince avec infiniment plus d’efforts. Pourquoi chaque personne vivante n’aurait-elle pas droit à un dividende sur les fruits de ce capital commun — donc à un droit de nais­sance sur une partie de la production  ?

Que l’on mette de côté le règlement en vertu duquel seuls ceux qui parti­cipent à la production ont droit aux fruits de la production. Que l’on recon­naisse à tous un titre gratuit à une certaine somme de production, un titre dissocié de l’emploi comme le titre de notre Jacques Leriche. Alors le problè­me du chômage sera chose du passé, du passé lié à un système financier tout voué à Mammon, ignorant l’hu­main et en désaccord avec les réalités économiques elles-mêmes.

Jacques Maritain, philosophe tho­miste français, a écrit dans L’Huma­nisme Intégral (1936):

«C’est un axiome pour l’économie «bourgeoise» et la civilisation mercan­tile qu’on n’a rien pour rien... Bien au contraire, du moins et d’abord pour ce qui concerne les besoins premiers, matériels et spirituels, de l’être hu­main, il convient qu’on ait pour rien le plus de choses possible...

«Que la personne humaine soit ain­si servie dans ses nécessités primor­diales, ce n’est après tout que la pre­mière condition d’une économie qui ne mérite pas le nom de barbare.

«Les principes d’une telle économie conduiraient à mieux saisir le sens profond et les racines essentiellement humaines de l’idée d’héritage... Que tout homme, en entrant dans le monde, puisse effectivement jouir, en quelque sorte, de la condition d’héritier des générations précédentes.»

Le problème du chômage, insoluble à moins de guerre ou d’endettement dans les règlements du système finan­cier actuel, devrait décider le monde moderne à sortir enfin de l’économie barbare qui prive des êtres humains en face de l’abondance; à instaurer une économie de dividendes, dans laquelle «tout homme, en entrant dans le mon­de, puisse jouir effectivement de la con­dition d’héritier des générations précé­dentes».

Louis Even

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