Ce livre parle du Crédit Social, mais il est loin d’être une somme créditiste. Le Crédit Social, en effet, est toute une orientation de la civilisation et touche au social et au politique autant, sinon plus, qu’à l’économique.
"On oublie, on ne voit pas, on ne veut pas voir qu’il y a des gens mal logés, des gens mal nourris, des salaires insuffisants, qu’il y a des pays tout entiers qui souffrent de la faim. Ce n’est pas chrétien de penser, à plus forte raison de dire; c’est leur faute..."
Son Eminence le Cardinal Jules-Géraud Saliège
Du mariage de M. et Mme Luigi Goretti, naquirent sept enfants dont le plus vieux, Antonio a été ravi par le Ciel au bout de huit mois. Ensuite venaient égayer le foyer, Angelo, Maria Teresa, appelée Marietta (la sainte), Mariano, Alessandro, Ersilia et Teresa qui deviendra religieuse. Nous tirons des extraits du livre «Sainte Maria Goretti», écrit par A. Gualandi, imprimé à Sherbrooke, dans la province de Québec, par les Éditions Paulines, édité en 1964:
La famille Goretti était originaire de Corinaldo, dans la province d’Ancône, en Italie. Le père Luigi avait épousé sa compatriote, Assunta Carlini, âgée de dix-neuf ans. Tous les biographes de la petite martyre qualifient Assunta de «femme forte».
Orpheline, elle dût travailler au service de tel ou tel maître. Les travaux les plus durs, la première levée et la dernière couchée, devant se contenter de n’importe quoi, tant pour nourriture que pour vêtement, exposée à toutes les intempéries et aux rigueurs des saisons… voilà quelle fut sa condition jusqu’à l’âge de 19 ans. Mais cette vie dure la modela pour cette vie de vertu, de sacrifice et de courage dont sa petite Maria devait donner un si lumineux exemple.
Assunta apprit son catéchisme en l’étudiant par cœur, car elle était analphabète, et, plus tard, elle en récitait des morceaux entiers à ses enfants, pour qu’ils puissent l’apprendre à leur tour.
Les graves dangers moraux auxquels elle se trouva exposée chez les autres, l’obligèrent à se garder avec rigueur et l’habituèrent à lutter et à défendre son plus grand trésor: la pureté. La sûreté facile avec laquelle elle sut, pendant tant d’années, défendre sa vertu, étonne, mais le secret en est dans la fidélité qu’elle garda à la loi de Dieu et aux pratiques de la piété chrétienne et dans sa dévotion filiale à la Vierge des Douleurs. Son expérience et ses exhortations conduiront sa petite «Marietta» jusqu’au martyre.
Ses principes de vie chrétienne étaient simples et clairs comme sa vie: fidélité sans faiblesse à la loi de Dieu; par conséquent ne pas pécher, à aucun prix; fidélité à la Messe, au rosaire, aux préceptes de l’Église. Par la prière, par la confession fréquente, par la Communion, dans une chaude et constante dévotion au Très Saint Sacrement, elle sut puiser cette énergie physique et morale dont elle avait quotidiennement besoin et qui lui serait encore si nécessaire pendant les années héroïques de son veuvage.
Luigi Goretti était un bon chrétien, dans le sens le plus vrai du mot: il faisait ses prières du matin et du soir, son signe de croix avant et après chaque repas, récitait le chapelet le soir en famille, assistait à la sainte Messe le dimanche et les jours de fête, et observait avec amour toutes les lois de Dieu et de l’Église. Les commandements étaient son code; il savait que ce sont les anneaux d’une chaîne d’or qui unit le ciel et la terre et qui élève l’âme de la terre jusqu’au ciel…
Travailleur infatigable et intelligent, il gagnait de ses bras vigoureux de quoi subvenir à ses besoins, à ceux de sa femme et des enfants que Dieu leur envoyait et qu’ils acceptaient comme ils venaient, accueillant avec amour et avec joie les dons du ciel.
Maria, troisième enfant des époux Goretti, née le 16 octobre 1890, fut baptisée dans les vingt-quatre heures qui suivirent sa naissance, dans l’église paroissiale de Saint-François. Non
elle n’était nullement en danger de mort, cependant ils voulurent sans tarder la faire naître à la grâce, afin que son éternité fût assurée, quoi- qu’il arrivât.
Comme aux autres, les premiers noms qui furent enseignés à Maria furent ceux de Jésus et Marie; ses premiers baisers furent pour les images de la Vierge et du Divin Martyr du Golgotha. Les premières exhortations qu’elle reçut: «Fais ceci pour faire plaisir à Jésus… Il ne faut pas faire cela, c’est un péché !»; sa première parole du matin: «l’Ave Maria»; dernière parole le soir qui, parfois, mourait sur ses lèvres: le «Pater»; le premier et le dernier geste de chacune de ses journées, comme chacune de ses actions, même les plus communes: le Signe de la Croix.
Pour suppléer aux besoins incessants des petites bouches affamées, Luigi vint s’installer à Paliano. Avant de quitter Corinaldo, la pieuse mère eut soin de faire confirmer les deux plus vieux: Angelo et Marietta qui avait six ans. “Fortifiée par la grâce de la Confirmation, écrit Mgr Jacques Morelli, la jeune athlète du Christ était prête pour la mission à laquelle la Divine Providence l’avait destinée”. Avant de recevoir l’effusion de l’Esprit-Saint, Marietta s’approcha pour la première fois du Tribunal de la Pénitence.
Après trois années à Paliano, les besoins accrus de la famille… les firent émigrer de nouveau à Ferriere de Conca. A peine arrivés dans leur nouvelle maison, Assunta plaça le portrait de la Vierge des Douleurs à la place d’honneur, afin qu’elle veillât sur sa petite famille. En cet endroit, il n’y avait pas d’école, pas d’église, pas de prêtre, pas de patronage, pas de religieuses, rien ! Voici ce que dira la maman de Maria:
«La seule éducation que Maria reçut fut celle que nous lui donnâmes en famille, mon mari et moi: éducation que nous donnions également aux autres enfants, afin qu’ils grandissent en bons chrétiens. J’enseignais moi-même aux petits leurs prières: le «Pater», l’«Ave Maria» et le «Credo» et les premiers éléments de la doctrine chrétienne. Maria mettait à profit mes enseignements et se fit à son tour l’éducatrice de ses frères».
Luigi Goretti, bien qu’il fût robuste et vigoureux, souffrait du climat malsain et torride des marais pontins. Au cours du printemps de l’année 1900, il tomba malade, d’une fièvre paludéenne, à laquelle s’ajouta bientôt le typhus et la méningite… Voyant ses forces diminuer, il appela sa femme et lui conseilla de retourner dans son pays natal, à Corinaldo. Puis il se tourna vers Maria et les petits qui étaient présents en leur recommandant d’obéir à leur maman comme à lui-même. Maria fut très bouleversée par la mort de son père. Elle versa beaucoup de larmes.
Luigi Goretti laissait six orphelins. La veuve dut prendre la place de son pauvre mari défunt et pourvoir à l’entretien et à l’éducation de ses enfants, aidée de sa petite Maria. Celle-ci avait bien compris la nécessité de donner aux petits dès leurs plus jeunes années, une éducation soignée. C’est pourquoi dès ce jour, elle veilla sur ses frères et sœurs afin qu’ils fussent élevés comme le voulait leur père. Sa maman n’aurait pu trouver d’aide plus précieuse pour les travaux ménagers et il n’avait pas de meilleur ange pour assurer l’éducation chrétienne des petits.
«Elle fut toujours très obéissante, poursuit sa maman, même quand ses frères l’incitaient à ne pas obéir. Il ne fut pas possible de l’envoyer à l’école: par conséquent elle n’apprit jamais à lire ni à écrire; tout ce qu’elle savait en fait de doctrine chrétienne et de prières, elle le tenait de moi et l’avait appris par cœur… ce n’est que lorsqu’elle se prépara à sa première Communion qu’elle suivit les leçons de l’institutrice de Conca…»
Elle fit sa première communion comme une «sainte», affirme sa mère. «La pureté à tout prix et la fidélité aux trois Ave Maria» fut le thème des résolutions qui précédèrent le grand passage…. «et c’était là encore une disposition du ciel, témoigne Monseigneur Signori, afin que la fillette persévéra dans ses bonnes habitudes et développa la piété par la pratique de cette pureté angélique pour laquelle elle devrait bientôt sacrifier sa vie».
Le soir, elle n’oubliait jamais ses prières qu’elle récitait et faisait réciter à ses frères, à genoux au pied de leur petit lit. Et elle n’oubliait jamais une prière pour son papa. Ses principes ascétiques les plus simples et les plus communs qui soient dans la vie chrétienne: «Il faut faire cela parce que c’est un devoir; c’est la volonté de Dieu; il ne faut pas faire cela parce que c’est un péché; cela déplaît à Jésus et on va en enfer». C’était là le pivot de sa vie surnaturelle; c’est avec ces principes qu’elle avait été élevée et qu’elle élevait à son tour ses frères.
Sa maman rapporte: «Quand j’allais me confesser, je l’emmenais avec moi et je puis dire qu’elle se confessait volontiers et le faisait avec dévotion; après la confession, elle cherchait à devenir meilleure, et plus elle grandissait, meilleure elle devenait».
L’assistance à la Sainte Messe tous les dimanches et les jours de fête devenait souvent pour les Goretti une chose difficile. C’était des heures et des heures de marche… sous le soleil brûlant de l’été ou le vent glacé de l’hiver, ou encore sous les pluies torrentielles du printemps ou les averses pénétrantes de l’automne...
Maria n’y manquait jamais. Sa mère l’atteste: «Elle allait toujours à la Messe, le plus souvent à Conca et y observait toujours une tenue exemplaire, ne regardant jamais à droite ou à gauche».
«Marietta n’était pas vaniteuse, dit sa maman, elle ne désirait pas de vêtements neufs ou autre chose; elle s’en remettait pleinement à ce dont je disposais.» Et encore: «Quand elle allait à Nettuno, qui était assez loin, elle était toujours accompagnée par moi ou par Teresa Cimarelli…»
«Elle avait horreur des paroles grossières et de tous les discours contraires à l’honnêteté», dit la mère. «Gardez votre langue, avait dit le Père passioniste qui l’avait préparée à sa première Communion, parce qu’elle est la première à toucher le Corps du Seigneur…». Et son frère Mariano: «Elle était très modeste dans ses paroles, sa manière de s’habiller et de se conduire». Sa modestie attirait l’attention. Son meurtrier (qui plus tard s’était converti) dit lui-même:
«Cette petite, à l’exemple de sa mère, était réservée. Elle portait des robes longues et, même quand il faisait chaud l’été, elle n’avait jamais une tenue négligée. Je me rappelle en particulier qu’elle fuyait la compagnie des jeunes filles appartenant à une famille qui habitait près de chez nous, parce qu’elles étaient légères. Quand elle allait puiser de l’eau à la fontaine, je me souviens qu’elle cherchait à faire vite pour ne pas s’attarder avec celles qui avaient l’habitude de parler librement, et nous nous étonnions de la voir arriver si vite à la maison. Je ne l’ai jamais vue s’arrêter à jouer avec des garçons de son âge. Quand elle allait faire des commissions, elle filait, sans s’arrêter. Même avec ses frères, je l’ai toujours vue se comporter avec une grande réserve. J’avais des journaux et des périodiques illustrés; je n’ai jamais remarqué qu’elle fût tentée d’en regarder les images. Je ne l’ai jamais vue faire quelque chose contre la pureté; je l’estimais beaucoup pour la manière dont elle se conduisait».
Quoiqu’elle n’avait pas encore 12 ans, Marietta ne s’était pas aperçue qu’elle était devenue une jeune fille, mais d’autres l’avaient remarqué.
Son père, le brave Luigi Goretti, s’était associé, déjà à Paliano, avec une autre famille, les Serenelli, pour travailler ensemble le domaine trop grand et trop dur à cultiver avec ses seuls bras. Giovanni, le père de cette famille, un veuf qui avait à sa charge son fils, Alessandro, s’enivrait à chaque dimanche. C’était un bon travailleur sans doute, mais ce n‘était pas l’associé idéal pour une famille profondément chrétienne comme les Goretti. Et le brave Luigi s’en était aperçu; au point que, avant de mourir, dans son délire, il ne cessait de répéter: “Il faut qu’Assunta retourne à Corinaldo”.
Après la mort de Luigi, principal soutien et défenseur de la famille Goretti, il ne resta en face des Serenelli qu’une pauvre veuve et une nichée de bambins de deux à quatorze ans. Assunta ne crut pas possible de réaliser immédiatement le désir de son mari. Comment subvenir aux besoins de ses enfants sans les ressources que leur procurait le domaine ?
(Après la mort de Luigi, les Serenelli exploitaient la famille)… et il fallait toujours les endurer et se taire, pour ne pas perdre le malheureux morceau de pain de chaque jour. Assunta déclare que, souvent, elle et ses enfants durent pâtir de faim à cause des Serenelli. Voici ce que dit Assunta:
«Le vieux Serenelli avait un caractère autoritaire et il s’enivrait… Si son fils s’est dépravé par la lecture, je dois dire que c’est lui qui lui apportait des mauvais journaux et des illustrations obscènes chaque fois qu’il allait à Nettuno, tandis qu’Alessandro, en temps ordinaire, ne s‘éloignait pas de la campagne et ne s’associait point à ses compagnons. Celui-ci avait tapissé les murs de sa chambre d’images découpées dans ces journaux. Je fis des observations, afin qu’il les ôtât, mais il me répondit mal et me dit: «Si elles vous gênent, vous n’avez qu’à ne pas les regarder».
Alessandro perdit sa mère alors qu’il était très petit. Il fut élevé par une parente qui le traitait comme un étranger. Son père ne s’occupa presque pas de lui. Assunta, la mère de la petite martyre, dépose: «Alessandro était un jeune homme physiquement développé et robuste, assidu au travail, respectueux envers son père et envers moi… Aux fêtes, il allait à la Messe, et tous les deux mois, il s’approchait des Sacrements; tous les soirs, il récitait le rosaire avec nous. Mais il était d’un caractère renfermé, solitaire et froid; il fuyait la compagnie des autres; quand il ne travaillait pas, il s’enfermait dans sa chambre, absorbé, pensif, plongé dans ses mauvaises lectures…»
Nous savons qu’Alessandro aimait non seulement lire tout ce qui lui tombait sous la main, mais qu’il se délectait de la lecture des chroniques criminelles et des revues illustrées plus ou moins pornographiques. Le vice qu’il avait contacté dans sa jeunesse et qu’il n’avait pas combattu, mais au contraire alimenté de mauvaises lectures, fut la cause de sa ruine complète. Naturellement toutes ces lectures développaient ses bas instincts… Il avoue en effet: «Un violent désir de luxure se développa alors en moi…»
La Vierge Marie veillait sur cette enfant de prédilection |
Son éducation chrétienne avait été trop superficielle; privé de mère, privé d’une affection vraie et profonde, privé des convictions capables de le retenir, nourri des lectures dont nous avons parlé et retranché dans son mutisme, il avait développé en lui une passion effrénée. Un jour que le démon le tentait comme de coutume, il osa s’adresser à Marietta… une et deux fois… Mais l’innocente enfant «ne comprenait même pas le mal auquel je l’invitais» avouera-t-il lui-même.
Cependant ces paroles firent à Maria l’effet de l’eau bouillante sur une brûlure. Et elle prit la fuite… Elle n’avait bien compris qu’une seule chose: qui était restée gravée en elle: on voulait lui faire commettre un péché, lui faire transgresser la loi de Dieu, et elle en garda une terreur confuse… Elle se dit en elle-même: «Non, non ! Je me ferai plutôt tuer !» Ce soir-là, Marietta récita ses prières avec davantage de ferveur, elle souhaita une bonne nuit à sa maman et s’étant couchée, elle pria longuement avant de s’endormir.
Pendant un long mois, Marietta évita toujours sans en avoir l’air, le regard du tentateur dont elle se sentait transpercée comme par une flèche brûlante et acérée; depuis ce jour «elle ne se sépara jamais de son chapelet qu’elle ne posait que lorsqu’elle devait travailler» dira son assassin lui-même, qui, en l’épiant pour trouver le moment opportun à l’accomplissement de ses noirs desseins, notait ses moindres mouvements.
En effet Serenelli était décidé «à tout prix, même s’il me fallait la tuer !…» C’est dans ce but que le criminel, dominé par la passion et devenu déjà à moitié de la proie de Satan, prépara un stylet de vingt-quatre centimètres de long avec une pointe de trois millimètres de large qu’il aiguisa et mit dans sa chambre. L’occasion ne manquerait pas de se présenter: il guettait.
Cependant le monstre voulait le silence: «Si tu dis un mot, je te tue !» lui avait-il dit ce jour-là et elle savait qu’il était capable de le faire. Marietta, «par honte» comme elle dira avant de mourir… ne parle pas, mais elle pense à sa pureté… — Maman, ne me laissez pas toute seule à la maison… j’ai peur…
Mais la pauvre mère, préoccupée de tant d’autres choses, ne comprit pas et, croyant à un caprice d’enfant, ne fit pas attention. Cependant, Maria était toujours sur le «qui-vive»: elle travaillait hors de la maison, toujours en compagnie de ses frères ou de sa mère, de plus en plus unie à Dieu par la prière… Elle savait et pressentait. Partout elle voyait l’ombre de son ennemi. «Ne craignez rien de ceux qui peuvent tuer le corps, mais ne peuvent tuer l’âme», dit Notre-Seigneur à ses disciples. Marietta craignait seulement le péché, la plaie la plus repoussante qui existe dans toute la création…
Le samedi qui devait se terminer si glorieusement pour notre petite martyre, Marietta avait dit à Térésa Cimarelli: «Térésa, allons-nous demain à Campomorto ? Il me tarde de pouvoir communier». Elle avait faim du pain de vie qui nourrit les vierges…
La tempête éclata soudain en ce beau et calme après-midi du 5 juillet 1902. Les Goretti et les Serenelli avaient consommé leur frugal repas. Alessandro va dans sa chambre, prend une vieille chemise et la pose sur son lit avec d’autres vêtements à raccommoder.
Revenu à la cuisine, il dit: «Marietta, pense qu’il y a une de mes chemises à raccommoder…» Maria ne répond pas. Elle eut un frisson. Assunta, voyant qu’elle ne répondait pas lui dit: — Marietta, tu entends ce que te dis Alessandro ? Et elle: — Où se trouve-t-elle cette chemise ? — Sur mon lit, et il y a aussi les pièces et tout ce qu’il faut…
Le démon avait bien calculé: il s’emparerait de l’enfant quand elle viendrait raccommoder la chemise, pendant que tous les autres seraient là-bas, loin, à battre les fèves dans l’aire… Ce n’est que lorsqu’ils furent tous partis que Maria alla chercher la chemise; elle revint immédiatement sur le palier extérieur de l’escalier et s’y installa, pour coudre, avec sa petite sœur, Térésa, âgée de deux ans et demi, endormie à côté d’elle sur une couverture.
Elle travaillait et priait… Maria voyant soudain apparaître Alessandro qui montait rapidement l’escalier, eut un coup de cœur et demeura privée de souffle. Mais le tentateur était passé sans la regarder et s’était retiré dans sa chambre. Il reparut en effet, quelques instants plus tard, après avoir revêtu une chemise propre et repassée.
Non, il n’y avait pas à discuter entre le salut et la perdition, entre Dieu et Satan, entre la loi de la vie et la loi de la mort… il fallait ou bien mépriser la vie et se sauver, ou bien servir la chair et se perdre… Maria ne perdit pas de temps à raisonner: entre elle et le misérable qui voulait ternir son âme, elle jeta sa vie.
Ayant brusquement et brutalement saisi la fillette, il l’avait entraînée à l’intérieur de la maison. Une lutte inégale s’engagea. — Non ! Non !… Dieu ne le veut pas ! Si tu fais cela, tu iras en enfer !… Dieu ne veut pas !… C’est un péché…
Mais une main frémissante de rage et de passion lui enfonce un mouchoir dans la bouche pour l’empêcher de crier… — Je te tue si…
La fillette se débat, lutte, semble devenue une lionne et la force de sa foi a multiplié sa vaillance… La passion se transforme en une haine féroce. Et le fer homicide, avec la violence d’un trépan, pénètre huit fois, dans ses chairs immaculées pour frapper et punir cette volonté, ce cœur indompté qui, au mépris de toute douleur ne cesse de répéter: — Non ! Non ! c‘est un péché ! Dieu ne veut pas !
Le sang et les entrailles s’échappent des blessures ouvertes… La fillette tombe… tout tourne autour d’elle… elle ne voit plus, elle n’entend plus… ses forces se sont épuisées dans cette lutte féroce et l’ont abandonnée… Dieu l’a soustraite un instant à l’horrible réalité. Le brute, la croyant morte, se retire dans sa chambre. Mais l’héroïque enfant n’est pas morte… Revenue à elle, elle se traîne péniblement, dans une mare de sang, jusqu’à la porte, l’ouvre et appelle, avec un filet de voix: — Giovanni… montez… Alessandro m’a tuée.
En entendant cette voix qu’il croyait éteinte pour toujours… le misérable sort de nouveau de sa chambre et, au paroxysme de la haine et de la fureur, il s’acharne sur sa victime. Six nouveaux terribles coups la transpercent de part et d’autre, les organes vitaux sont atteints. — Mon Dieu, mon Dieu, je meurs ! Maman ! Maman !
Mais la maman n’entend point… Cependant la voix de la victime, cette fois est parvenue jusqu’au père de l’assassin, Giovanni. Et Térésa, l’innocente créature endormie, tirée de son sommeil par le bruit et les cris… s’est éveillée et pleure désespérément… Le pauvre homme, affolé lui aussi, a crié : — Assunta, venez vite… La pauvre mère, à la vue de ce carnage, tombe évanouie… Quand elle revient à elle, ses appels et sa douleur font peine à voir. Maria ouvre ses yeux bleus pleins de larmes et regarde sa maman avec tendresse… Elle ne parle pas tout de suite, mais le regard qu’elle adresse à sa mère bien-aimée est plus éloquent que les paroles.
— Ma petite Maria, que s’est-il passé ? — C’est Alessandro. — Mais Pourquoi ? — Parce qu’il voulait me faire commettre un vilain péché et que je n’ai pas voulu. Et ses forces l’abandonnent de nouveau.
Nous lisons des paroles de Serenelli dans les documents officiels: «Voyant qu’elle ne voulait pas céder, je devins furieux… et comme la fillette s’agitait et se retournait pour se défendre, voyant que je ne réussirais pas plus cette fois que les autres, je pris l’arme et je me mis à la frapper comme on bat le froment… Marietta au lieu de se défendre criait et cherchait à se recouvrir, et cela à plusieurs reprises…»
Dans les procès canoniques, paroles encore du meurtrier: «Maria Goretti s’est toujours opposée aux tentations que je lui suggérais, et je n’ai jamais eu d’autre intention que celle de la faire consentir à mon péché et de la tuer si elle s’y refusait… L’angélique enfant opposa à mes infâmes désirs, confesse l’assassin, un refus catégorique, continuant à m’opposer ce refus même après, en répétant plusieurs fois: “Dieu ne veut pas; tu iras en enfer”… A ce moment, je comprenais bien que je voulais accomplir une action contre la loi de Dieu, que je voulais l’entraîner dans mon péché et que je la tuais justement parce qu’elle s’y opposait.»
La férocité de l’assassin outrepassa toute limite et on est horrifié en y pensant… Chez Maria, au contraire, on ne trouve que la candeur de l’innocence et l’ardeur du sacrifice pour obéir aux commandements du Seigneur et apporter son humble participation à l’holocauste du Seigneur: c’était l’épilogue d’une vie immaculée.
Assunta le comprit aussi: — Oui, maman, deux fois déjà, il y a un mois, Alessandro m’a ennuyée. — Oh! Sainte Vierge, mais pourquoi n’as-tu rien dit à ta maman ? — Maman chérie, j’avais honte, parce que je ne savais comment vous le dire. Et puis, Alessandro jurait qu’il me tuerait si je vous le disais, alors j’ai eu peur et je n’ai rien dit; mais il m’a tuée quand même.
Maria Goretti avait 11 ans quand son âme s'envola vers les cieux |
On porta doucement Marietta sur son lit. Elle faisait peine à voir ! Ses viscères s’échappaient de ses chairs lacérées, mais l’angélique enfant ne se plaignait pas. Elle avait toute sa connaissance. Ses horribles blessures, le sang coagulé sur ses vêtements qu’il fallait arracher, lui causèrent de nouvelles souffrances; et ce fut le délire.
— Par pitié ne laissez pas monter Alessandro ! criait-elle, en faisant le geste de repousser l’en-nemi alors inexistant.
— Il n’y a rien à faire: il faut la transporter immédiatement à l’hôpital, dit le médecin.
Quand la voiture arriva, sa mère et les autres femmes l’y installèrent délicatement. (Une foule de gens, indignés et attristés par ce crime abominable, s’étaient rendus sur les lieux). Quand la victime apparut, un murmure de pitié s’éleva dans la foule, immédiatement suivi d’un silence si profond que l’on n’entendit plus que les pleurs des femmes, de sa mère et de ses frères. Tous les hommes avaient les larmes aux yeux et ôtaient respectueusement leur couvre-chef. Les gens accouraient de partout au passage de l’Hostie (dans le trajet vers l’hôpital).
A l’hôpital, les médecins l’examinèrent. Quelques instants plus tard, commença l’intervention chirurgicale qu’il fallut faire sans anesthésie. Pendant deux heures, l’innocente enfant, sans mot dire, prêta ses pauvres chairs immaculées aux fers qui voulaient l’arracher à la mort.
Elle fût transportée dans la chambre des femmes. «… et tous voulaient la voir sur son lit d’agonie. La foule fut si nombreuse que les gens devaient défiler sans pouvoir s’arrêter et, à la vue de l’enfant, qu’illuminait presque une lumière surnaturelle, tous pleuraient et passaient en silence…» Et la victime éprouvait cette tranquillité du cœur que, seul, peut donner le sacrifice. Et cette paix débordait de son âme au point d’apporter aux autres la consolation…
— Maman je suis bien, tu sais ! Comment vont mes frères et sœurs ? — Ne laissez pas entrer Serenelli !
Mais le sang qu’elle avait perdu, la chaleur de l’après-midi torride et la fièvre avaient desséché la gorge: — Maman, voulez-vous me donner une goutte d’eau ?
En 1910, Assunta avec ses filles Ersilia et Teresa |
Non ce n’est pas possible, sous peine de provoquer la mort: les médecins l’avaient absolument interdit… Et pour l’amour de Jésus, Marietta ne demanda plus rien et elle souffrit pendant vingt heures les brûlures de la soif ! (Dans la nuit), seuls Térésa Cimarelli, une amie de la famille, et le prêtre Don Thémistocle Signori restèrent au chevet de la chère petite malade. Le matin, sa maman était accourue à son chevet.
«Je remarquai, dit-elle, que ma fille pendant toute cette dernière journée tenait son regard fixé sur l’image de la Vierge qui était accrochée au mur». A Térésa Cimarelli qui l’interrogeait, elle répondit: «La Sainte Vierge m’attend». Le Père Martino Guijarro l’a inscrite parmi les Enfants de Marie. Il lui donna la médaille bénite des Enfants de Marie. Cette petite médaille de la Sainte Vierge fut enterrée avec elle.
Le Père lui dit: — Marietta, Jésus est mort en pardonnant au bon larron; pardonnez-vous de tout votre cœur au criminel ? — Oui, je lui pardonne, je lui pardonne de tout cœur, comme j’espère que Dieu lui pardonnera.
Ayant reçu la sainte Hostie, elle inclina sa tête sur sa poitrine devenue le tabernacle du Dieu tout-puissant, pour lui dire sa reconnaissance et son amour… Elle resta ainsi longtemps, coeur à cœur avec son Dieu, à goûter la félicité de cette heure d’amour en attendant l’éternelle félicité. On était à la fin: la lampe céleste donnait ses dernières lueurs. «Portez-moi plus près de la Sainte Vierge…» «Vous ne voulez pas me porter près de la Sainte Vierge…» et ses bras et toute sa personne se tendaient vers Marie…
En 1947, la maman assiste à la béatification de sa fille à Rome. À ses côtés, de gauche à droite: Sœur Marie de Saint Alfred (Teresa), Mariano, Ersilia. |
C’était l’agonie. Soudain, elle saisit le bras de Térésa qui était près d’elle et dit: «Que fais-tu Alessandro ? Tu iras en enfer ! » et dans l’effort suprême qu’elle fit pour éloigner le criminel, elle retomba… Avant que les dernières paroles du «Pater» récité par les assistants fussent prononcées, Maria avait cessé de respirer: elle s’est éteinte, dans l’effort de la lutte, comme un héros au champ d’honneur.
On entendit des sanglots, tandis que, les yeux pleins de larmes, les assistants regardaient le visage de la petite martyre, redevenu rose et souriant, le regard perdu au loin, comme si elle voyait enfin quelque chose… C’était le samedi le 6 juillet 1902. Marietta avait onze ans, huit mois et vingt jours. «On aurait dit sainte Philomène, dit sa mère. Son visage resplendissait d’un éclat de virginité et, sur sa poitrine, reposait sur la Croix son divin Époux…»
Marietta était à peine tombée sous le fer homicide de son meurtrier que le peuple s’était écrié: «On a tué une sainte». Le matin du 8 juillet, eurent lieu les obsèques: «Ce fut un triomphe, une véritable apothéose, un chant sublime à la gloire du Christ, un hommage à l’éducation que lui avait donnée sa mère…»
De sa tombe s’élevèrent bientôt des appels de vie. Ce furent des larmes séchées, des crises surmontées, des maladies guéries, des faveurs accordées, des douleurs supprimées, des vies sauvées au bord de la tombe…
Le premier à recueillir les fruits du sang de la martyre fut son bourreau, Alessandro Serenelli. Le sang d’une martyre est une goutte de pureté tombant dans l’océan des iniquités humaines, qui teinte de rouge tout ce qu’elle touche. Serenelli avait été teinté de ce sang. Il fut condamné à «trente ans de réclusion, à la surveillance spéciale de la police pendant trois ans, et à l’interdiction des offices publics». Pendant ses premières années de réclusion, il fit toujours preuve du plus répugnant cynisme.
Transféré à la prison de Noto, en Sicile, pour expier sa peine, il reçut la visite de Monseigneur Blandini qui lui parla comme un père. Monseigneur, en partant lui avait laissé différentes publications catholiques — des livres et des revues — parmi lesquels un petit opuscule retraçant la vie de la martyre. Serenelli, dans son oisiveté forcée, le lut, fit retour sur lui-même et commença à comprendre qu’il était un monstre.
Tous les gestes, toutes les paroles qu’évoquait cette petite biographie étaient comme autant de coups de poignard dans son cœur. Bientôt il pleura et des larmes baignèrent ce visage jusqu’alors plus aride qu’un désert et plus dur que le roc. Quelque temps après, il prenait la plume et, s’étant fait aider d’un compagnon de cellule, il écrivait à l’évêque:
«Je regrette doublement mon méfait, car j’ai conscience d’avoir ôté la vie à une pauvre innocente qui, jusqu’au dernier moment, a voulu garder son honneur intact, et préférant se sacrifier plutôt que céder à mes désirs qui me poussèrent à accomplir une action terrible et réprouvable. Je déteste publiquement mon méfait et je demande pardon, à Dieu et à cette pauvre famille éplorée, de la faute que j’ai commise: je veux espérer que je pourrai être pardonné comme tant d’autres l’ont été». Et il avoua pour la première fois: «C’était véritablement un ange, une enfant pure comme l’eau de source, si pieuse, si bonne et si serviable; c’était un enfant modèle».
Serenelli, ayant accepté sa croix, commença à remonter la dure pente de l’expiation… Comme on lui demandait prudemment s’il était disposé à déposer la vérité dans les procès canoniques, il répondit: «C’est mon devoir». Et comme on lui faisait remarquer l’ignominie qui resterait attachée à son nom, il accepta cette humiliation «comme réparation». Les plus beaux témoignages de l’héroïque vertu de la martyre que nous avons rapportés nous viennent de lui.
C’est lui qui affirma, car lui seul pouvait le savoir, comment l’angélique enfant, dans la lutte inégale qui les opposa «était plus préoccupée de recouvrir ses pauvres chairs dénudées que d’éviter les coups». C’est encore lui qui témoigna que Marietta «cherchait à sauver son âme et à le rappeler à la raison en lui disant: “Alessandro, tu commets un péché, tu iras en enfer”. «Oui, oui : c’est moi qui suis coupable; je me suis laissé aveugler par une passion brutale et elle fit bien de résister pour conserver son innocence, et, pour garder sa pureté, elle préféra tomber sous les coups d’un assassin».
Et il conclut : «J’espère pouvoir me sauver, parce que j’ai une sainte qui prie pour moi au Paradis». Sa bonne conduite valut à Serenelli une remise de peine de deux ans. Et il fut toujours un chrétien exemplaire.
En 1937, à Noël, il se rendit à Corinaldo, chez Assunta. — Pardon, ma bonne Assunta, pardon ! Me pardonnez-vous ?» Que pouvait faire la pauvre femme quand sa fille elle-même, lui avait pardonné ? — «Elle vous a pardonné, comment ne vous pardonnerai-je pas ?» Et ils communièrent ensemble, en ce jour de paix, fraternellement unis par la même pensée de l’héroïque petite martyre.
La canonisation de Maria Goretti eut lieu le 24 juin 1950, sur la Place de Saint-Pierre à Rome. La grande Basilique ne pût contenir les 500,000 fidèles accourus du monde entier. La mère de la martyre, âgée de 87 ans, assistait à la glorification de sa fille.