Les Martyrs canadiens

Louis Even le samedi, 13 août 1966. Dans Religieux

Toute une nation gagnée au ciel avant de disparaître

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En communion avec des âmes de patriotes, d’apôtres, de saints. Modèle à imiter, protecteurs à invoquer.

Mes bien chers amis,

Louis EvenLa saint-Jean-Baptiste, fête nationale des Canadiens français, tombait un vendredi cette année; ce qui procurait aux gens de la province de Québec une fin de semaine de trois jours. C'est pourquoi le journal Vers Demain invita ses lecteurs, s'ils le pouvaient, à un pèlerinage au Sanctuaire des saints Martyrs canadiens. On y ferait la Marche hebdomadaire des chapelets le samedi 25 juin à Midland, Ontario, 425 milles de Montréal. C'est dans le comté actuel de Simcoe, l'ancienne huronnie, pays arrosé par le sang de cinq des huit martyrs canonisés après avoir été le champ de 25 années de labeurs missionnaires au milieu de difficultés sans nombre et de souffrances de toutes sortes.

Les Pèlerins, dont plusieurs avaient fait des 400, 500, 600 milles et plus dans leur journée, sont assemblés le vendredi soir à 7 heures, dans l'église de Lafontaine pour la messe de saint Jean Baptiste dite par le Père Marchildon, curé de cette paroisse.

Après la messe, courte réunion dans la salle paroissiale, gracieusement mise à notre disposition par le bon curé, pour toutes nos séances de cette fin de semaine. Les Pèlerins trouvent tous un bon accueil dans les familles pour les deux nuits de leur séjour dans la région.

Le samedi matin, nous sommes à Midland, reçus à 10 heures par les Pères Jésuites gardiens du Sanctuaire des Saints Martyrs. Entrée solennelle à l'église, après en avoir fait le tour en procession, avec la Croix et le R. Père McCaffrey en tête, tous les Pèlerins portant un drapeau créditiste ou un fanion de saint Michel. Un autre Père Jésuite dit la messe des saints Martyrs et, quoique de langue anglaise, nous fait l'homélie en français.

Après la messe, le Père McCaffrey prend encore la tête de notre marche des chapelets, depuis le sanctuaire au fort Sainte-Marie, qui fut pendant dix années (1639-1649) le site de la résidence centrale des missionnaires de la Huronnie.

Nous visitons ces lieux, actuellement reconstruits sur le même style, mêmes dimensions et mêmes divisions qu'en ces années-là. Nous prions avec émotion sur la tombe où fut déposé le corps mutilé de saint Jean de Brébeuf le 21 mars 1649, cinq jours après son terrible martyre aux mains des barbares Iroquois.

L'après-midi, rendez-vous à Carhagouha, dans la paroisse de Lafontaine, au lieu où fut célébrée la première messe en Ontario. Cette messe fut dite par le Père Le Caron, franciscain récollet, le 12 août 1615, en présence de Champlain, de 14 autres Français et d'environ 600 Sauvages qui ne connaissaient encore rien du message du Christ. Une croix de granit a été érigée en cet endroit pour commémorer l'événement. Nous faisons dans ce champ une deuxième marche des chapelets.

Le reste de la journée est bien rempli par deux assemblées à Lafontaine, avant et après souper.

Le lendemain, dimanche, les Pèlerins entendent la messe dans l'une ou l'autre des paroisses où ils ont été hébergés par la population hospitalière : Lafontaine, Pénétang, Perkinsfield, Midland. Puis c'est le chemin du retour — tous spirituellement enrichis par ces journées de communion, à travers trois siècles, avec les grandes âmes de patriotes, d'apôtres, de martyrs, qui furent les pionniers de l'Évangile en plein cœur d'un pays qui allait devenir l'immense Canada d'un océan à l'autre.

Nos Pèlerins ont donc marché sur le sol où ces saints avaient travaillé et souffert. Mais s'il y a les lieux, il y a aussi l'époque, et pour avoir une idée plus exacte de ce que fut la vie des apôtres de la huronnie, il faut se représenter à l'esprit les conditions de ce temps-là totalement différentes de celles des pèlerins de 1966.

L'époque

Lorsque le Père Lecaron, Franciscain Récollets pénétra en huronnie en 1615, Québec n'était encore qu'une petite bourgade habitée par moins de 10 familles, protégée par un fortin entouré d'un fossé . Rien encore aux Trois-Rivières, rien dans l'île de Montréal, il faudrait attendre encore 17 années avant la fondation de Ville-Marie.

L'ordre mendiant des Récollets étant trop pauvre pour soutenir une mission si lointaine et si dénuée de tout, les Jésuites prirent la relève en 1625. Le Père Jean de Brébeuf pénétra en Huronnie en 1626, étudia la langue, fit quelques catéchumènes. Mais les Kirke, traîtres français passés au service de l'Angleterre, s'étant emparés de Québec en 1629, Brébeuf fut expulsé du pays et dut repasser en Europe. Il revint en Nouvelle-France, avec d'autres Jésuites, quatre ans plus tard, après que Québec eût été rendu à la France; il retrouvait ses Hurons en 1634.

Un voyage de Québec à la baie Georgienne, en ce temps-là, ne ressemblait en rien à ce qu'ont connu nos Pèlerins de juin dernier. Pas de routes, ni de moyens rapides de transport. Il fallait remonter le fleuve Saint-Laurent, depuis Québec à la rivière des Prairies, puis l'Outaouais jusqu'à Mattawa, toujours à contre-courant. De là, remonter la rivière Mattawa, puis, par une alternance de lacs et de forêts, atteindre le lac Nipissing. Du lac Nipissing, la rivière des Français conduisait enfin à la baie Georgienne, mais il restait encore près de 100 milles de canotage à faire pour redescendre jusqu'à la presqu'île huronne de Pénétanguishène.

Ce trajet de 900 milles devait se faire en canot indien. Lorsqu'on tombait dans une eau insuffisamment profonde pour le canot chargé, il fallait descendre dans l'eau et haler à bras. Et lorsqu'on arrivait à des chutes ou à des rapides, il fallait accoster au rivage et transporter à bras le canot et tous les bagages jusqu'au delà des rapides. Ces portages pouvaient nécessiter deux ou trois voyages à pied, selon la charge, sur un rivage pierreux, raboteux ou coupant, parfois sur des distances de deux à six milles.

Lors d'un de ces voyages, le Père Jean de Brébeuf compta 35 portages et plus de 50 traînages. Il fut un jour abandonné par ses guides et dut se débrouiller seul, avec l'aide du ciel, pour le reste de son voyage. Le Père de Brébeuf crut utile de donner une description de ces voyages dans une lettre à ses supérieurs de France, afin que ceux-ci mettent les aspirants missionnaires au courant de ce qui attendait leur zèle. Ce n'était rien d'humainement attrayant, même si le missionnaire avait des Sauvages bien disposés pour l'accompagner dans un trajet qui durait au moins trois semaines. Le Père de Brébeuf écrit :

"La facilité des Sauvages n'accourcit pas le chemin, n'aplanit pas les roches et routes, n'éloigne pas les dangers. Soyez avec qui vous voudrez, il faut vous attendre à être tout au moins trois et quatre semaines par les chemins, de n'avoir pour compagnie que des personnes que vous n'avez jamais vues, d'être dans un canot d'écorce en une posture assez incommode, sans avoir la liberté de vous tourner d'un côté ou d'autre, en danger cinquante fois le jour de verser ou de briser sur les roches. Pendant le jour, le soleil vous brûle ; pendant la nuit, vous courez le risque d'être la proie des maringouins. Vous montez quelques fois cinq ou six saults (portages) dans une journée, et n'avez pour tout réconfort le soir qu'un peu de blé battu entre deux pierres et cuit avec de belle eau claire; pour lit, la terre, et bien souvent des roches, inégales et raboteuses, d'ordinaire point d'autre abri que les étoiles, et tout cela dans un silence perpétuel. Si vous vous blessez à quelque rencontre, si vous tombez malade, n'attendez pas de ces barbares d'assistance, car où la prendraient-ils ? Et si la

maladie est dangereuse et que vous soyez éloignés des villages, qui y sont fort rares, je ne voudrais vous assurer que si vous ne pouvez vous aider pour les suivre, ils ne vous abandonnent . . ."

Comme la lecture de ces lignes humilie nos mollesses et nos recherches incessantes de confort toujours plus grand !

Hurons et Iroquois

Lorsque Champlain ouvrit à la France la terre canadienne, il y trouva des indigènes de mœurs nomades, comme les Algonquins et les Montagnais, qui vivaient de la pêche, de la chasse et de fruits de plantes sauvages. D'autres, les Hurons, étaient plus sédentaires, vivant en villages organisés; aux produits de la pêche et de la chasse, ils en ajoutaient,tirés du sol, surtout du maïs (blé d'Inde), des courges, des citrouilles. Comme leurs méthodes de culture étaient fort primitives, leur sol s'épuisait et ils devaient changer de lieu tous les dix ou douze ans. Et les missionnaires devaient de déplacer avec eux, abandonnant ainsi des églises ou chapelles en service pour aller recommencer ailleurs.

C'est pour cela qu'après une dizaine d'années de ces expériences le supérieur de la mission huronne décida de la construction d'une résidence centrale mieux équipée avec une ferme mieux cultivée qui servirait de modèle aux Sauvages, protégé contre les attaques des tribus ennemies et d'où les missionnaires pourraient rayonner pour établir des postes qui couvriraient les 32 bourgades de la huronnie. La nation huronne vivant dans ces régions comptait alors environ 25,000 personnes.

Plus au sud, dans l'actuel État de New York, vivaient les Iroquois, de race apparentée aux Hurons, eux aussi mi-cultivateurs, mi-chasseurs. Mais Hurons et Iroquois étaient alors frères ennemis. L'amitié des Hurons pour les Français fit des Iroquois des ennemis des colons venus de France. Les Iroquois furent d'ailleurs excités dans cette voie, et armés, par les colons hollandais et protestants de Manhattan (New York) et par les colons, eux aussi protestants, de la Nouvelle-Angleterre. Les incursions iroquoises étaient toujours à craindre pour les Français établis sur les rives du Saint-Laurent. Mais même les établissements plus au nord, comme ceux de la Huronie, n'étaient pas à l'abri des entreprises guerrières de ces Sauvages.

Malgré le dévouement des missionnaires et les sentiments amicaux des Hurons, les conversions furent d'abord lentes à venir. Les seuls baptisés des premières années furent des enfants ou des vieillards au seuil de la mort. C'est seulement en 1637 que, pour la première fois, put être baptisé une adulte en santé. Mais d'autres suivirent; et les nouveaux chrétiens se firent les auxiliaires des missionnaires pour en gagner d'autres autour d'eux.

Dans une prochaine émission, je continuerai ce sujet avec quelques notes sur la fin de chacun des huit martyrs canadiens canonisés.

Louis Even