NON à une économie d'exclusion et d'injustice où l'argent règne au lieu de servir

Pape François le samedi, 01 août 2015. Dans Réforme monétaire

Discours du Pape François à la 2e Rencontre mondiale des mouvements populaires

Du 5 au 13 juillet 2015, le pape François a effectué un voyage apostolique dans trois pays d’Amérique du sud: l’Équateur, la Bolivie et le Paraguay. Le 9 juillet 2015, lors de son voyage apostolique en Bolivie, le Pape François a précisé sa pensée sur les problèmes économiques actuels, lors d'un discours à Santa Cruz de la Sierra, à la deuxième Rencontre mondiale des Mouvements populaires, en présence du président bolivien Evo Morales. (Une première rencontre avait eu lieu au Vatican du 27 au 29 octobre 2014.) Comme il le fait depuis le début de son pontificat, le Saint-Père s'est servi de paroles très fortes pour dénoncer l'idole argent, qui règne au lieu de servir. Voici de larges extraits de ce discours:

Pape François Rencontre mondiale des mouvements populairesIl y a quelques mois, nous nous sommes réunis à Rome et j’ai présent à l’esprit cette première rencontre. Durant ce temps, je vous ai portés dans mon cœur et dans mes prières. Je me réjouis de vous voir ici, échangeant sur les meilleures façons d’affronter les graves situations d’injustice dont souffrent les exclus dans le monde entier. Merci, Monsieur le Président Evo Morales, d’accompagner si résolument cette rencontre.

La dernière fois, à Rome, j’ai senti quelque chose de très beau : la fraternité, l’entraide, l’engagement, la soif de justice. Aujourd’hui, à Santa Cruz de la Sierra, je ressens de nouveau la même chose. Merci pour cela. J’ai appris aussi à travers le Conseil Pontifical Justice et Paix que préside le Cardinal Turkson qu’ils sont nombreux dans l’Eglise ceux qui se sentent plus proches des mouvements populaires. Cela me réjouit beaucoup ! De voir l’Eglise ouvrant les portes à vous tous, l’Eglise qui s’implique, accompagne et arrive à systématiser dans chaque diocèse, dans chaque Commission de Justice et Paix, une collaboration réelle, permanente et engagée avec les mouvements populaires. Je vous invite tous, Evêques, prêtres et laïcs, ensemble avec les organisations sociales des périphéries urbaines et rurales, à approfondir cette rencontre.

Dieu a permis que nous nous voyions une fois encore. La Bible nous rappelle que Dieu écoute le cri de son peuple et je voudrais moi aussi unir de nouveau ma voix à la vôtre: terre, toit et travail pour tous nos frères et sœurs. Je l’ai dit et je le répète: ce sont des droits sacrés. Cela vaut la peine, cela vaut la peine de lutter pour ces droits. Que le cri des exclus soit entendu en Amérique Latine et par toute la terre.

Commençons par reconnaître que nous avons besoin d’un changement. Je veux clarifier, pour qu’il n’y ait pas de malentendus, que je parle des problèmes communs de tous les latino-américains et, en général, de toute l’humanité. Des problèmes qui ont une racine globale et qu’aujourd’hui aucun Etat ne peut résoudre seul. Cette clarification faite, je propose que nous nous posions ces questions:

– Reconnaissons-nous que les choses ne marchent pas bien dans un monde où il y a tant de paysans sans terre, tant de familles sans toit, tant de travailleurs sans droits, tant de personnes blessées dans leur dignité?

– Reconnaissons-nous que les choses ne vont pas bien quand éclatent tant de guerres absurdes et que la violence fratricide s’empare même de nos quartiers? Reconnaissons-nous que les choses ne vont pas bien quand le sol, l’eau, l’air et tous les êtres de la création sont sous une permanente menace? Donc, disons-le sans peur: nous avons besoin d’un changement et nous le voulons.

Vous m’avez rapporté – par vos lettres et au cours de nos rencontres – les multiples exclusions et les injustices dont vous souffrez dans chaque activité de travail, dans chaque quartier, dans chaque territoire. Elles sont nombreuses et si diverses comme nombreuses et diverses sont les manières de les affronter. Il y a, toutefois, un fil invisible qui unit chacune de ces exclusions: pouvons-nous le reconnaître? Car, il ne s’agit pas de questions isolées. Je me demande si nous sommes capables de reconnaître que ces réalités destructrices répondent à un système qui est devenu global. Reconnaissons-nous que ce système a imposé la logique du gain à n’importe quel prix sans penser à l’exclusion sociale ou à la destruction de la nature?

S’il en est ainsi, j’insiste, disons-le sans peur: nous voulons un changement, un changement réel, un changement de structures. On ne peut plus supporter ce système, les paysans ne le supportent pas, les travailleurs ne le supportent pas, les communautés ne le supportent pas, les peuples ne le supportent pas... Et la Terre non plus ne le supporte pas, la sœur Mère Terre comme disait saint François.

Nous voulons un changement dans nos vies, dans nos quartiers, dans le terroir, dans notre réalité la plus proche; également un changement qui touche le monde entier parce qu’aujourd’hui l’interdépendance planétaire requiert des réponses globales aux problèmes locaux. La globalisation de l’espérance, qui naît des peuples et s’accroît parmi les pauvres, doit substituer cette globalisation de l’exclusion et de l’indifférence! Je voudrais aujourd’hui réfléchir avec vous sur le changement que nous voulons et dont nous avons besoin...

Aujourd’hui, la communauté scientifique accepte ce que depuis longtemps de simples gens dénonçaient déjà: on est en train de causer des dommages peut-être irréversibles à l’écosystème. On est en train de châtier la terre, les peuples et les personnes de façon presque sauvage. Et derrière tant de douleur, tant de mort et de destruction, se sent l’odeur de ce que Basile de Césarée appelait «le fumier du diable»; l’ambition sans retenue de l’argent qui commande. Le service du bien commun est relégué à l’arrière-plan.

Quand le capital est érigé en idole et commande toutes les options des êtres humains, quand l’avidité pour l’argent oriente tout le système socio-économique, cela ruine la société, condamne l’homme, le transforme en esclave, détruit la fraternité entre les hommes, oppose les peuples les uns aux autres, et comme nous le voyons, met même en danger notre maison commune....

Nous souffrons d’un certain excès de diagnostic qui nous conduit parfois à un pessimisme charlatanesque ou à nous complaire dans le négatif. En considérant la chronique noire de chaque jour, nous croyons qu’il n’y a rien à faire sauf prendre soin de soi-même ainsi que du petit cercle de la famille et de ceux qui nous sont chers.

Que puis-je faire, moi, depuis mon bidonville, depuis ma cabane, de mon village, de ma ferme quand je suis quotidiennement discriminé et marginalisé? Que peut faire cet étudiant, ce jeune, ce militant, ce missionnaire qui parcourt les banlieues et les environs, le cœur plein de rêves, mais sans presqu’aucune solution pour mes problèmes? Beaucoup! Ils peuvent faire beaucoup. Vous pouvez faire beaucoup! Vous, les plus humbles, les exploités, les pauvres et les exclus, vous pouvez et faites beaucoup. J'ose vous dire que l'avenir de l'humanité est, dans une grande mesure, dans vos mains, dans votre capacité de vous organiser et de promouvoir des alternatives créatives, dans la recherche quotidienne des 3 T (travail, toit, terre) et aussi, dans votre participation en tant que protagonistes aux grands processus de changement, nationaux, régionaux et mondiaux. Ne vous sous-estimez pas!...

Je voudrais, enfin, que nous pensions ensemble quelques tâches importantes pour ce moment historique, parce que, nous le savons, nous voulons un changement positif pour le bien de tous nos frères et soeurs. Nous voulons un changement qui s’enrichisse, nous le savons aussi, grâce au travail concerté des gouvernements, des mouvements populaires et des autres forces sociales, et cela aussi nous le savons. Mais il n'est pas si facile de définir le contenu du changement, on pourrait dire, le programme social qui reflète ce projet de fraternité et de justice que nous attendons. Dans ce sens, n'attendez pas de ce Pape une recette. Ni le Pape ni l'Église n’ont le monopole de l'interprétation de la réalité sociale ni le monopole de proposition de solutions aux problèmes contemporains. J'oserais dire qu'il n’existe pas de recette. L’histoire, ce sont les générations successives des peuples en marche à la recherche de leur propre chemin et dans le respect des valeurs que Dieu a mises dans le cœur, qui la construisent.

 

Arrivée du Pape François au Paraguay le 10 juillet 2015
Arrivée du Pape François au Paraguay le 10 juillet 2015 
«Disons-le sans peur: nous voulons un changement, un changement réel, un changement de structures. On ne peut plus supporter ce système, les paysans ne le supportent pas, les travailleurs ne le supportent pas, les communautés ne le supportent pas, les peuples ne le supportent pas....»

 

Je voudrais, cependant, proposer trois grandes tâches qui requièrent l'apport décisif de l'ensemble des mouvements populaires:

La première tâche est de mettre l'économie au service des peuples: les êtres humains et la nature ne doivent pas être au service de l'argent. Disons NON à une économie d'exclusion et d'injustice où l'argent règne au lieu de servir. Cette économie tue. Cette économie exclut. Cette économie détruit la Mère Terre.

L'économie ne devrait pas être un mécanisme d'accumulation mais l'administration adéquate de la maison commune. Cela implique de prendre jalousement soin de la maison et de distribuer convenablement les biens entre tous. Son objet n'est pas uniquement d'assurer la nourriture ou une «convenable subsistance». Ni même, bien que ce serait déjà un grand pas, de garantir l'accès aux 3 T pour lesquels vous luttez. Une économie vraiment communautaire, l’on pourrait dire, une économie d'inspiration chrétienne, doit garantir aux peuples dignité, «un accomplissement sans fin». Cette dernière phrase a été dite par le Pape Jean XXIII il y a cinquante ans (dans sa lettre encyclique Mater et Magistra, n. 3). Jésus dit dans l’Evangile que celui qui donne spontanément un verre d’eau à qui a soif, en recevra la récompense dans le Royaume des Cieux. Cela implique les 3 T mais aussi l'accès à l'éducation, à la santé, à l'innovation, aux manifestations artistiques et culturelles, à la communication, au sport et au loisir.

Une économie juste doit créer les conditions pour que chaque personne puisse jouir d'une enfance sans privations, développer ses talents durant la jeunesse, travailler de plein droit pendant les années d'activité et accéder à une retraite digne dans les vieux jours. C'est une économie où l'être humain, en harmonie avec la nature, structure tout le système de production et de distribution pour que les capacités et les nécessités de chacun trouvent une place appropriée dans l'être social. Vous, et aussi d'autres peuples, vous résumez ce désir ardent d'une manière simple et belle: «vivre bien». (Qui n’est pas la même chose que bien s’en sortir).

Cette économie est non seulement désirable et nécessaire mais aussi possible. Ce n'est pas une utopie et une imagination. C'est une perspective extrêmement réaliste. Nous pouvons l’atteindre. Les ressources disponibles dans le monde, fruit du travail intergénérationnel des peuples et les dons de la création, sont plus que suffisants pour le développement intégral de ‘‘tout homme et tout l'homme”. (Paul VI, lettre encyclique Populorum Progressio, n. 14.)

Le problème est, en revanche, autre. Un système existe avec d'autres objectifs. Un système qui même en accélérant de façon irresponsable les rythmes de la production, même en mettant en œuvre des méthodes dans l'industrie et dans l'agriculture, méthodes préjudiciables à la Mère Terre au nom de la «productivité», continue de nier à des milliers de millions de frères les droits économiques, sociaux et culturels les plus élémentaires. Ce système porte atteinte au projet de Jésus.

La juste distribution des fruits de la terre et du travail humain n'est pas de la pure philanthropie. C'est un devoir moral. Pour les chrétiens, la charge est encore plus lourde: c'est un commandement. Il s'agit de rendre aux pauvres et aux peuples ce qui leur appartient. La destination universelle des biens n'est pas une figure de style de la doctrine sociale de l'Église. C'est une réalité antérieure à la propriété privée. La propriété, surtout quand elle affecte les ressources naturelles, doit toujours être en fonction des nécessités des peuples.

Et ces nécessités ne se limitent pas à la consommation. Il ne suffit pas de laisser tomber quelques gouttes quand les pauvres agitent cette coupe qu’ils ne se servent jamais eux-mêmes. Les plans d'assistance qui s'occupent de certaines urgences devraient être pensés seulement comme des réponses passagères. Ils ne pourront jamais substituer la vraie inclusion: celle-là qui donne le travail digne, libre, créatif, participatif et solidaire.

Sur ce chemin, les mouvements populaires ont un rôle essentiel, non seulement en exigeant et en réclamant, mais fondamentalement en créant. Vous êtes des poètes sociaux: des créateurs de travail, des constructeurs de logements, des producteurs de nourriture, surtout pour ceux qui sont marginalisés par le marché mondial.

J'ai connu de près diverses expériences où les travailleurs, unis dans des coopératives et dans d'autres formes d'organisation communautaire, ont réussi à créer un travail là où il y avait seulement des restes de l'économie idolâtre. Les entreprises récupérées, les marchés aux puces et les coopératives de chiffonniers sont des exemples de cette économie populaire qui surgit de l'exclusion et, petit à petit, avec effort et patience, adopte des formes solidaires qui la rendent digne. Que cela est différent de l’exploitation des marginalisés du marché formel comme des esclaves!

Les gouvernements qui assument comme leur la tâche de mettre l'économie au service des peuples doivent promouvoir le raffermissement, l'amélioration, la coordination et l'expansion de ces formes d'économie populaire et de production communautaire. Cela implique d’améliorer les processus de travail, de pourvoir une infrastructure adéquate et de garantir tous les droits aux travailleurs de ce secteur alternatif. Quand l'État et les organisations sociales assument ensemble la mission des 3 T, s'activent les principes de solidarité et de subsidiarité qui permettent d'édifier le bien commun dans une démocratie pleine et participative.

La deuxième tâche est d'unir nos peuples sur le chemin de la paix et de la justice. Les peuples du monde veulent être artisans de leur propre destin. Ils veulent conduire dans la paix leur marche vers la justice. Ils ne veulent pas de tutelles ni d'ingérence où le plus fort subordonne le plus faible. Ils veulent que leur culture, leur langue, leurs processus sociaux et leurs traditions religieuses soient respectés. Aucun pouvoir de fait ou constitué n'a le droit de priver les pays pauvres du plein exercice de leur souveraineté et, quand on le fait, nous voyons de nouvelles formes de colonialisme qui affectent sérieusement les possibilités de paix et de justice parce que «La paix se fonde non seulement sur le respect des droits de l'homme, mais aussi sur les droits des peuples particulièrement le droit à l'indépendance» (Compendium de la Doctrine Sociale de l’Église, n. 157)...

Le nouveau colonialisme adopte des visages différents. Parfois, c'est le pouvoir anonyme de l'idole argent: des corporations, des prêteurs sur gages, quelques traités dénommés «de libre commerce» et l'imposition de mesures d’«austérité» qui serrant toujours la ceinture des travailleurs et des pauvres. Les évêques latino-américains le dénoncent avec une clarté totale dans le document d'Aparecida quand ils affirment: «Les institutions financières et les entreprises transnationales se fortifient au point de subordonner les économies locales, surtout, en affaiblissant les États, qui apparaissent de plus en plus incapables de conduire des projets de développement au service de leurs populations» (5ème Conférence Générale de l’Episcopat Latino-américain, 2007, Document de Conclusion, Aparecida, n. 66.)...

Le colonialisme, nouveau et ancien, qui réduit les pays pauvres en de simples fournisseurs de matière première et de travail bon marché, engendre violence, misère, migrations forcées et tous les malheurs qui vont de pair… précisément parce que, en ordonnant la périphérie en fonction du centre, le colonialisme refuse à ces pays le droit à un développement intégral. C’est de l’injustice et l’injustice génère la violence qu’aucun recours policier, militaire ni aucun service d'intelligence ne peut arrêter.

Disons NON aux vieilles et nouvelles formes de colonialisme. Disons OUI à la rencontre entre les peuples et les cultures. Bienheureux les artisans de paix.

Pour finir, je voudrais vous dire de nouveau: l'avenir de l'humanité n'est pas uniquement entre les mains des grands dirigeants, des grandes puissances et des élites. Il est fondamentalement dans les mains des peuples; dans leur capacité à s’organiser et aussi dans vos mains qui arrosent avec humilité et conviction ce processus de changement. Je vous accompagne. Disons ensemble de tout cœur: aucune famille sans logement, aucun paysan sans terre, aucun travailleur sans droits, aucun peuple sans souveraineté, aucune personne sans dignité, aucun enfant sans enfance, aucun jeune sans des possibilités, aucun vieillard sans une vieillesse vénérable.

Pape François et enfant«Quand le capital est érigé en idole et commande toutes les options des êtres humains, quand l’avidité pour l’argent oriente tout le système socio-économique, cela ruine la société, condamne l’homme, le  transforme en esclave, détruit la fraternité entre les hommes, oppose les peuples les uns aux autres.»
Pape François

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