Députés indépendants versus députés de partis

Louis Even le mercredi, 15 novembre 1939. Dans Politique

vd 15 nov 1939 p 4 1,968 mots Louis Even

D’après nous, le seul fait qu’un député doi­ve être le représentant de ses électeurs entraîne pour lui l’obligation d’être indépendant de tout parti politique. Peut-on réellement représen­ter ses électeurs quand il faut prendre les di­rectives d’une centrale du parti ? Est-ce dans des caucus avec des co-partisans, ou dans des rencontres avec ses électeurs, que le député ap­prendra à connaître la volonté de ceux qui le paient ?

Union vs Division

Un député indépendant n’est pas pour cela un isolé. S’il n’est pas le seul indépendant à la Chambre, il a au moins une communauté d’idéal politique avec les autres indépendants. Ils for­ment déjà de ce fait un front commun contre l’abdication de la personnalité et l’oubli des électeurs qui sont le fruit naturel de l’enrôle­ment dans un parti.

Il existe aussi chez les électeurs unanimité, ou à peu près, sur bien des points. Sur ces points-là, les indépendants, expression exacte des sentiments de leurs électeurs, se rencontre­ront pour les mêmes réclamations.

Cette unanimité de volonté est souvent frus­trée par la division en partis, par la soumission virtuelle à une puissance anonyme qui s’impose à travers le parti.

Il n’est pas besoin de chercher des exem­ples bien loin. Tout le monde se plaint de la ra­reté de l’argent, tout le monde désire qu’il y en ait davantage en circulation. C’est à peu près pour tous la chose qui presse le plus. Trouvez maintenant l’empressement à régler cette cho­se-là dans nos parlements de partis. Des indé­pendants, porte-voix d’un peuple unanime à vouloir un redressement immédiat, seraient una­nimes à réclamer ce redressement immédiate­ment.

Un parlement d’indépendants serait uni dans la mesure où il y aurait unanimité de des­sein chez les électeurs. Peut-on en dire autant d’un parlement de partis ?

Travail vs Paresse

Lorsqu’un homme indépendant de tout par­ti aspire à représenter ses concitoyens au Par­lement de sa patrie, force lui est de travailler, d’étudier lui-même les problèmes publics, de rencontrer ses électeurs pour leur expliquer les solutions qu’il croit bonnes et les discuter avec eux.

Lorsque, au contraire, un candidat appar­tient à un parti, il trouve la cuisine toute faite ; il ne se donne même guère la peine d’en analy­ser les mets. Dans le parti, il existe certaine­ment des travailleurs, ils sont l’élite du parti ; mais derrière l’élite il y a la masse, et la masse est toujours le groupe dominant par le nombre.

Pour réussir une élection au sein d’un parti, il n’est que d’être agréable au parti pour se faire accepter de lui, pas trop maladroit avec les électeurs pendant les deux ou trois semaines de contact électoral — et ça y est.

Pour réussir une élection indépendamment de tout parti, il faut se démener autrement que cela. Tout est à faire : l’approche, l’organisa­tion, l’entretien ; la réflexion, l’exécution. Un indépendant qui réussit est nécessairement un laborieux ; dans le parti, quelques laborieux, d’ailleurs payés, font passer le troupeau.

Selon nous, le faible du groupe sincère de Paul Gouin dans la politique provinciale, c’est justement d’avoir calqué dans une certaine me­sure la manière des partis : un chef, une disci­pline, un groupe central à Montréal et un autre à Québec, donnant des causeries à la radio et des conférences ici et là dans les paroisses. S’il y avait eu, dans chacun des quatre-vingt-six comtés de la province, un homme bien rensei­gné sur la politique de la province, formé si l’on veut à l’école des principes prêchés par M. Gouin, mais chacun de ces quatre-vingt-six ayant depuis 1936 travaillé parmi ses électeurs, établi des groupes d’étude et de propagande dans les villages et dans les rangs du comté, ac­tivé ces groupes par des visites, des causeries et de la littérature, le résultat du 25 octobre eût pu être différent.

Travail gigantesque, cela ! Oui, mais il ne faut rien moins si l’on veut faire triompher un idéal, sans l’appui de l’argent, contre une cour­se au contrôle du favoritisme bien financée et depuis longtemps fortement organisée.

Valeurs vs Médiocrités

L’indépendant développe donc son initia­tive, sa personnalité ; son esprit de travail. Il ne peut compter sur les autres pour suppléer à ce qu’il ne fait pas. L’indépendant qui réussit le doit à sa valeur personnelle.

Le député de parti n’est pas dans le même cas. Ne passant pas par les mêmes nécessités, il le prend plus à la douce ; il est porté par le parti.

Aussi, tant qu’on aura un parlement de partis, on aura une députation comprenant une forte proportion de médiocrités. Lorsque le peu­ple vote pour un parti, il ne vote pas pour les va­leurs personnelles. Or le peuple est habitué de­puis longtemps à ne penser qu’en terme de par­tis. À tel point que ceux mêmes qui veulent abattre les vieux partis recourent à la formation d’un nouveau parti. Le nouveau groupe pour­ra avoir une bonne doctrine, se présenter les mains pures, il reste que c’est un parti : une élite et une masse. Qu’on renonce donc à cette manière.

C’est parce que le peuple vote pour un par­ti qu’il se prive de représentants qui lui feraient honneur. Sans doute que le parti a générale­ment à sa tête des hommes remarquables ; mais les hommes en charge gouverneraient-ils plus mal s’ils étaient environnés de compétences au lieu de flagorneurs ?

Une élection vient d’avoir lieu dans la pro­vince de Québec ; elle a porté au pouvoir une grosse majorité libérale. À qui fera-t-on croire que le peuple a voté pour les valeurs personnel­les parmi les candidats ? À qui fera-t-on croire que, dans 69 cas sur 86, c’est le candidat du par­ti libéral qui était le plus compétent des deux, trois, quatre ou cinq en présence ? Sans vouloir déprécier personne, à qui fera-t-on croire que, dans le comté de Mercier par exemple, entre Paul Gouin, Gérard Thibeault, J. Francœur et A. Vermette, l’élu du 25 octobre le fut parce qu’il l’emportait sur les autres en compétence ? Paul Gouin perdit-il son dépôt parce qu’il était un incapable, un médiocre, un ignorant, ou par­ce qu’il n’était pas le candidat du parti libéral ?

Qui dira combien de valeurs sont excommuniées du Parlement, justement parce que ce sont des valeurs au lieu d’être de simples pions ? Les partis ont tout fait pour entretenir l’igno­rance, voiler les objectifs et peupler nos législa­tures de médiocrités. Aussi on en a une législa­tion ! Aussi on en a de l’ordre ! Aussi on en a un organisme social et économique pour l’épa­nouissement de la personne humaine ! Tout ce qui fleurit, c’est le patronage, la goujaterie, la corruption, la dette, le ricanement et la débau­che des uns, les pleurs et le mécontentement des autres, le mépris d’une autorité qui s’avilit dans la partisannerie, pendant que mijotent des ferments de révolution.

Éducateurs vs Bourreurs

Lorsque nous disons que le député doit prendre les ordres de ses électeurs, cela ne si­gnifie pas qu’il doive se faire le répertoire de toutes les fantaisies qu’il découvre dans son comté. S’il va de ses électeurs au Parlement, il va aussi du Parlement à ses électeurs. C’est à lui qu’il appartient d’exposer au gouvernement les besoins de ses électeurs ; mais à lui aussi qu’il appartient d’expliquer à ses électeurs ce que c’est que le bien commun provincial ou na­tional.

Un député devrait être le plus grand édu­cateur de son comté dans ce qui touche à la vie publique. Il est le mieux à même de se rensei­gner.

Mais si un député n’a de rapports avec ses électeurs que pendant la campagne électorale ; si après cela, il a soin de se tenir à l’écart ou de s’entourer d’une atmosphère isolante vis-à-vis du peuple ; s’il évite diplomatiquement ses man­dants pour n’évoluer que dans les parvis du parti, comment fera-t-il l’éducation de l’élec­torat de son comté ?

Je lisais récemment une circulaire, datée de mai, d’un député fédéral qui pressentait alors une élection prochaine. Après avoir expo­sé que "tout va bien au Canada avec le parti li­béral, Madame la Marquise", il sollicitait renou­vellement de confiance et terminait par cette suavité : "Ma porte est toujours ouverte au plus humble de mes électeurs." Comme si c’é­tait aux électeurs les plus éloignés du comté de Prescott d’aller à L’Orignal exposer leurs be­soins à M. Bertrand ! Il nous semble que c’est au député, payé quatre mille dollars par an­née, de se déplacer pour fournir l’occasion aux siens de le rencontrer.

L’aspirant indépendant devra, de toute né­cessité, faire longuement l’éducation des élec­teurs s’il veut avoir la moindre chance de réus­sir son élection dans un pays où les partis sont considérés comme une forme nécessaire de la démocratie. Le candidat rouge ou bleu, lui, n’a qu’à utiliser pendant trois semaines le bourrage de crâne copieusement mis à sa disposition par les laboratoires des partis.

Seul donc un parlement d’indépendants se­ra un parlement d’éducateurs du peuple.

Liberté vs Dictature

L’Allemagne est un pays de dictature. Pourtant il s’y trouve un Parlement, le Reich­stag. Mais il arrive que le Reichstag ne se ras­semble que de temps en temps, rien que pour écouter un discours du Führer et l’applaudir. Au moins ils ne perdent pas de temps à discou­rir avant d’applaudir.

Chez nous, on est plus respectueux des ap­parences démocratiques. Mais le résultat est le même : la soudure dominante finit toujours par applaudir, la soudure de l’opposition par re­gimber inutilement. Les députés pourraient être chez eux douze mois de l’année et le gou­vernement au pouvoir dicter ses lois — sauf à réunir le Parlement avant les fêtes de Noël pour une présentation de vœux réciproques.

Qu’on nous dise, dans un an d’ici, combien de mesures du gouvernement auront été reje­tées, combien de mesures de l’opposition adop­tées, combien de fois le peuple consulté par ses députés et sa voix écoutée à la Chambre.

Les hommes de bon sens que sont nos cul­tivateurs ne supporteraient pas une semaine dans leur conseil municipal, qu’ils ne paient pourtant pas, la division systématique du con­seil en deux partis : l’un collé avec le maire, l’autre collé avec un chef d’opposition, le corps des citoyens ignoré. Ces mêmes hommes de bon sens supportent cette absurdité dans leur parle­ment de Québec et dans celui d’Ottawa, qu’ils paient pourtant si cher !

On se plaint de la dictature des trusts. A-t-on soin de placer à Québec 86 hommes ; à Ot­tawa, 65 autres, pour faire la guerre aux trusts ? Si oui, avouons que ce sont de piètres guerriers, puisque les trusts sont toujours là. Mais aussi, quand on pense à tout l’argent que les partis dépensent pour faire triompher leurs médio­crités, on est bien un peu tenté de se demander d’où vient tout cet argent. Comme les partis n’ont pas l’habitude de quêter, il y a sans doute des donateurs bénévoles, et pas des gueux. Il y a ensuite telle chose que la gratitude envers les donateurs, et les gueux que nous sommes n’ont pas grand’chance de s’affranchir des trusts.

Députés réels vs Marionnettes

Qui, des élus du 25 octobre dans Québec, ou du 14 octobre 1935 à Ottawa, voudra bien se faire le parrain de l’amendement suivant à la loi électorale :

Le bulletin de vote, à l’avenir, au lieu de porter des noms, portera des images dans les rectangles où l’électeur inscrit sa croix : une ma­rionnette bleue, une marionnette rouge, une marionnette tricolore, autant qu’il y a de partis politiques en présence. Si, par hasard, il se pré­sente un candidat indépendant, on écrira le nom de cet animal inclassable dans son rectangle à lui. L’électeur, plus habitué aux couleurs qu’aux personnalités, aura beaucoup moins d’effort de cerveau à dépenser.

Le soir de l’élection, on comptera les votes et on proclamera le nombre de marionnettes élues. Le chef du parti triomphant formera son cabinet comme d’habitude et gouvernera à sa guise. Comme les marionnettes ne mangent pas, on supprimera les indemnités parlementaires — sauf naturellement pour les quelques rares in­dépendants qui, au lieu de perdre leur dépôts, auront réussi leur élection : ils sont, d’ailleurs, les seuls capables de rendre un service appré­ciable à leur patrie.

Louis Even

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