« Oh, cet argent qui pourrit tout! »

le jeudi, 01 août 2019. Dans Homélies

Père Henri BouladLe Père Henri Boulad, sj

Le Père Henri Boulad, né en 1931, est un prêtre jésuite égyptien de rite melkite, qui a étudié en France et aux États-Unis, qui est depuis 2004 recteur du Collège de la Sainte-Famille des Jésuites du Caire. Il est fortement engagé au service des déshérités, chrétiens et musulmans, engagement qui se poursuit avec son implication à la Caritas. Il est auteur d’une trentaine de livres publiés en 15 langues, et donne des conférences partout dans le monde. Sa devise : changer le monde. Le Père Boulad a aimablement accepté notre invitation d’assister à notre session d’étude et congrès à Rougemont du 22 au 30 septembre 2019.

Grâce à internet et au site www.youtube.com/henribouladonline, on peut retrouver son homélie de la messe de chaque dimanche, toujours inspirée et inspirante. Voici par exemple la transcription de l’homélie du Père Henri Boulad donnée le dimanche 18 septembre 2016 en l’église Saint-Thomas-d'Aquin de Saint Lambert, près de Montréal, intitulée « Oh, cet argent qui pourrit tout ! »


par le Père Henri Boulad, sj

Nous sommes à la veille d’élections qui risquent d’être chaudes aux États-Unis : Trump ou Clinton. Nous sommes à la veille d’élections qui risquent d'être chaudes en France ; les candidats, je ne les connais pas, peu importe. La gauche, la droite, le centre… vous y croyez encore ? Je me suis aperçu que finalement, c'est tout pourri, c'est tout corrompu, c'est tout vendu à l'argent — l'argent qui est le thème de cette messe aujourd'hui.

L'argent a pourri le monde ; il est derrière les régimes politiques, l'accession des dirigeants et leur destitution. Il est derrière les systèmes économiques. Il est derrière les révolutions et les guerres, les « pseudo-révolutions » au nom de la démocratie et des droits de l'homme.

Ce monde est mené par l'argent. Il m'a fallu du temps pour le comprendre : il y avait la gauche et la droite ; derrière les libéraux, derrière les islamistes, derrière tous ces systèmes qui se réclament de grands principes, il y a la pression de l'argent qui achète tout aujourd'hui. Et qui en paye le prix ? Le petit, le pauvre, le citoyen ordinaire.

Je ne sais pas si vous avez remarqué dans la première lecture d’aujourd'hui la révolte du prophète Amos, le prophète de la justice sociale de l'Ancien Testament, celui qui a tapé sur la table. Écoutez ça (Amos 8, 4-7) :

« Vous qui écrasez le malheureux pour anéantir les humbles du pays, pour que vous puissiez vendre votre blé.. (Vous dites) : Nous allons diminuer les mesures, augmenter les prix, fausser les balances, acheter le faible pour un peu d’argent, le malheureux pour une paire de sandales. Nous vendrons jusqu’aux déchets du froment ! »

Oui, ce monde est vendu à l'argent. C’est une petite élite – si on peut parler d'élite – qui profite, qui tire les ficelles, qui négocie et qui finalement s'enrichit à milliards pendant que les pauvres tirent le diable par la queue. Je pense à Caritas Égypte dans lequel je travaille depuis des années : un groupe de femmes qui sont jardinières d'enfants dans un de nos jardins d'enfants qui viennent me trouver dans mon bureau pour me dire :

« Mon père, on en peut plus ! »

« Combien tu gagnes ? »

« 570 livres par mois. » (C'est-à-dire un peu moins de 100 dollars canadiens.)

« Tu as des enfants ? »

« Trois enfants. »

« Tu travailles depuis quand ? »

« Depuis 15 ans. » (Les prix sont à peu près les mêmes entre ici, au Canada, et là-bas, en Égypte.)

Je bondis, je bouillonne : Non ! Qu'est-ce qu'il y a derrière tout ça ? Il y avait les islamistes ; maintenant il y a des libéraux. Dans un pays il y avait la gauche, puis il y a la droite, et puis la gauche, et je m'aperçois que tout ça ne mène à rien, que tout est manipulé.

Vous savez ce qu'on fait pour garder les prix assez élevés — ce qu'on faisait, je ne sais pas si on le fait encore — des millions de tonnes de blé sont brûlées pour maintenir les prix ; pendant ce temps, les gens crèvent de faim. Des millions de litres de lait sont versés dans les rivières et dans la mer pour maintenir le prix du marché.

Jusqu'à quand ce monde sera-t-il vendu à l'argent, jusqu'à quand les grands trusts internationaux, les requins de la finance, vont-ils exploiter la société, les sociétés, sans parler de ces guerres télécommandées, manipulées, montées de toute pièce.

On dit : « Ah ! Voilà un dictateur ! On va le descendre ! » On a descendu Saddam Hussein. Le résultat, c'est quoi ? C'est le chaos total en Irak depuis 10 ans et plus, c'est la misère, la catastrophe, l'exode. On a dit : « Il y a un autre dictateur, Bachar el-Assad en Syrie » — et nous avons une Syrienne ici au premier rang, qui est une des victimes — alors on fait la guerre à Bachar el-Assad.

Ce n'est pas pour dire que ces dictateurs étaient des anges, mais c'est pour dire qu’on a enlevé un démon pour le remplacer par sept pires que lui.

On fait les guerres ; la guerre de Syrie, c'est quoi ? C'est pour faire passer un pipeline du Qatar en Turquie et en Syrie il faut avoir ce territoire, alors, il faut déstabiliser le régime ; alors, il faut créer une guerre ; alors, il faut vendre des armes ; alors, 10 000 morts, cinquante, cent mille morts, on est passé à 200 000 morts,on est passé à 300 000 morts en Syrie, qui est ma patrie d'origine.

L'être humain n'a plus de valeur aujourd'hui, c'est à en pleurer ! L'être humain n'a plus de valeur, et au nord de l'Irak et au nord de la Syrie, on vend des êtres humains jusqu'à aujourd'hui. L'esclavage, on pensait que c'était du passé, que c'était autrefois : il est aujourd'hui sur les places du marché, on vend des filles entre 35 et 135 dollars la fille, aujourd'hui ! Aujourd'hui, pour de l'argent.

Ce que disait Amos, on pourrait le dire aujourd'hui. Il nous faut des prophètes comme lui aujourd'hui pour taper sur la table, pour protester, pour descendre dans la rue, pour hurler : « Ça suffit ! Enough is enough ! »

Alors, face à tout ça, il y a quoi ? Il y a le message de Jésus, le message de l'amour, le message du partage ; il y a l'homme, l'être humain.

Au centre de cette société pourrie, il y a l'argent. Au centre de l'Évangile, il y a l'être humain, l'amour, le respect, la justice. On sait qu'actuellement l'Église est en plein déliquescence, mais ça va reprendre, je vous le garantis, la courbe a déjà remonté, elle est en train de remonter. Et nous sommes responsables de l'Église de demain à refaire, à reconstruire autrement, mais à partir du même Évangile et du même message.

La seule puissance aujourd’hui au monde qui peut résister à cette gabegie internationale, c'est l'Évangile, c'est l'Église. Elle n'a aucune armée, aucun avion, aucun char d'assaut, aucune arme ; l’Église, elle n'a rien, mais quel poids moral !

Je me souviens, en 1994, j’ai donné une conférence à un congrès international de l'ONU au Caire sur le thème « développement et démographie », et pendant que les gens faisaient leurs discours les assistants allaient boire un café à la cafétéria, manger un sandwich, bavarder, papoter, et puis tout à coup on annonce au microphone : « Le Saint-Siège va parler. » Le représentant du Vatican va parler. Tout le monde a laissé son café et son sandwich pour courir dans la salle qui s'est tout à coup remplie. Le plus petit État du monde, le Vatican, lorsqu'il prend la parole, lorsque le pape parle, ça pèse.

La seule entité qui ait assez de poids moral aujourd'hui dans le monde c'est justement l’Église catholique. Et c'est pour ça qu'on veut la démolir, car derrière cette persécution systématique de l'Église, des églises, des chrétiens dans le monde, il y a encore l'argent. On veut démolir l'Église parce qu'elle résiste, parce qu'elle refuse !

Eh bien je dis : NON ! Je viens de célébrer mes 85 ans, et j'en ai encore pour 35 ans d'activité (rires dans l’assistance), oui j'y crois, parce que c'est le Seigneur qui me l'a dit, et jusqu'au dernier souffle, je me battrai. Et je vous engage aujourd'hui, ce matin, à vous engager dans le même combat. Il n’y a qu'une seule chose qui compte.

Vos chats et vos petits chiens, c'est très gentil. Vos canaris et vos oiseaux de compagnie et tout le reste, c'est très bien, je ne suis pas contre, mais il y a plus important dans le monde.

Je pense encore au journal du métro qui vous est distribué gratuitement, on y écrit qu’une personne d'Australie, dont le poisson qui avait 11 centimètres, a avalé un petit caillou ; il a fait subir une opération sous anesthésie à son poisson, qui lui a coûté 500 dollars.

Merci, je ne suis pas contre les poissons, ni contre les chats ni contre les chiens ni contre d'autres animaux, je les aime bien. Mais pensons un peu plus loin, voyons un peu plus loin, voyons ce qui se passe, ouvrons les yeux.

Alors aujourd'hui, ce cri d'Amos, il faut le reprendre, chacun à son compte, et se dire : « Nous allons faire, face à la société pourrie, une contre-société. L'Église est une contre-société, et cette société, il s'agit de l'inventer aujourd'hui face à ce grand défi de l'argent, de la corruption et de l'injustice qui sont partout dans notre monde d'aujourd'hui. L'Évangile sera plus fort, le Christ sera plus fort, il nous l'a dit la veille de sa passion de sa mort et de son apparente défaite : « Confiance, j'ai vaincu le monde. » Amen.

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