Lendemain de guerre

Louis Even le mercredi, 01 septembre 1943. Dans Éditorial

1946. Accoté contre un poteau, Marcel est triste :

"Oui, se dit-il. Cette vie-là, de chômage et de taudis, on y avait déjà goûté avant la guerre. Mon père en est mort avant le temps. Ma mère en a vieilli, et que de larmes ! Deux marmots dans le ci­metière — victimes de la crise, expliquaient des voisins compatis­sants. Ma sœur en est restée tuberculeuse. Et moi...

"Et moi, après avoir rôdé de ville en ville, j'avais perdu tout espoir de trouver du pain au Canada, lorsque vint l'appel aux armes en cette fin d'année 1939.

"Et je fus de l'armée. Fini le souci du gagne-pain.

"Je connus la fatigue, les longues marches, le soleil d'Afri­que, les fragments d'obus. Mais je me riais de tout cela. Dans le fond de l'âme, la joie de souffrir pour mettre au monde un meil­leur Canada. Car c'était bien cela qu'on nous disait. La victoire signifierait la liberté et une vie pleine pour tous.

"De mes camarades sont morts sur le champ de bataille. Ils mouraient contents : c'était pour un meilleur Canada !

"D'autres sont revenus estropiés : le gouvernement les fait vivre dans ses hôpitaux militaires.

"Mais moi, j'ai eu le malheur de garder mes bras, mes jambes, ma tête ; et le Canada a maintenant trop de bras, trop de jambes, trop de têtes. Je suis de trop. Je me suis battu pour un Canada qui se réjouirait de ma mort !"

Le désespoir accable Marcel. On pleure trop dans son jeune foyer. S'il se raidit, demain, ce sera pour la haine et la révolte.

Mais on n'est pas en 1946. C'est encore 1943. Marcel, aujour­d'hui sous le feu de l'ennemi, connaîtra-t-il réellement un lende­main de guerre aussi déshonorant pour notre pays ?

—Non, répondent certains idiots. Non, ce ne sera pas comme avant la guerre. Ça va changer, et ça va changer tout seul. Même si les dettes continuent de monter et les gouvernements de ramper, la vie sera merveilleuse après la guerre. Une prospérité sans fin.

—Non, disent les faiseurs de plans. Après la guerre, le gou­vernement gardera toute latitude avec le plafond de sa dette, et son service sélectif sera là pour placer chacun. Les camps de voirie et l'enrégimentation civile remplaceront les casernes et l'enrégimen­talion militaire. Ton picotin d'avoine t'est assuré, Marcel, parce que le gouvernement te réserve un collier.

—Non, clament les créditistes. Il ne sera pas dit qu'on s'est battu au nom de la liberté, pour aboutir à la faim ou à l'asservisse­ment. On n'aura pas renversé des dictatures militaires en Europe pour plier sous une dictature d'argent ou de bureaucratie au Ca­nada. La nation tout entière conspuera, avec les endetteurs et les rationneux, les politiciens-valets qui n'auront rien appris. Le divi­dende national consacrera la liberté.

Les idiots, les bras-croisés, ne comptent pas dans une guerre. La lutte réelle, la lutte qui se corse, est entre les socialisants de tout crin et les créditistes, entre les enthousiastes de l'écurie,et les amants de la liberté humaine. Ton idée, Marcel ?

Louis Even

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