L'appel des berceaux

Gilberte Côté-Mercier le samedi, 01 janvier 1944. Dans Éditorial

Mon homme, regarde le petit, comme il dort bien. Le pauvre ! il ne sait pas tout ce qui l'attend.

Dans vingt ans, que sera-t-il ? Il sera misérable, comme nous.

Vivra-t-il, lui, de dures années de crise comme celles que nous avons traversées, nous ? Il se cherchera un emploi, comme toi. Comme toi, il se verra fermer toutes les portes. Comme toi, il sera méprisé parce qu'il sera pauvre. On se moquera de ses aspirations légitimes. L'argent lui défendra de se fonder un foyer. Sa fiancée l'attendra pendant dix ans, dans l'inquiétude, comme je t'ai atten­du, mon homme.

Il se soumettra à toutes les besognes. Il est Canadien français, il n'aura pas plus de chance que toi ! On le jettera dans les trous de mines à Thetford, Asbestos ou Rouyn. On l'exilera dans les bois de l'Abitibi pour bûcher et essoucher. Ou bien, on l'enrégimentera dans les moulins à papier empestants, dans les usines d'enfer où jour et nuit il s'écrasera sous une machine et un feu de terreur.

Sauvé par cette chaîne même, le petit reprendra un peu goût à la vie, malgré toute sa servitude. Il pensera qu'il peut se marier peut-être. Et comme nous deux, mon vieux, il risquera. Son seul bonheur sera de voir sa misère partagée par une femme et des en­fants.

Et puis, ô douleur des douleurs, le petit, comme toi, on l'ap­pellera pour la guerre. On viendra brutalement l'arracher à ceux qui sont sa seule raison de vivre. On lui broiera les entrailles, on le fera tuer ses semblables, lui qui était fait pour répandre la vie.

Qu'elle est triste, la destinée de notre petit, mon homme !

*    *   *

Tu pleures ? Mais, pourquoi pleures-tu ? Tu n'es pas une fem­me, allons !

Moi, je pleure. Mais, toi, c'est une colère que tu devrais faire !

Toi, tu l'aimes ton enfant, je sais. Mais, tu es fort aussi. Tu dois le défendre contre tout et tous.

Du cœur, tu en as. Il faut que tu saches ce que ça veut dire !

Ça veut dire que tu es prêt à tout pour protéger notre Jean contre les voleurs du sol, les voleurs du pouvoir, les voleurs de vie, les assassins, les barbares, quoi !

Ton père à toi ne connaissait pas le grand responsable. Il ne savait pas où frapper. Et aussi, il ne mesurait pas encore toute sa misère. Mais, toi, tu es créditiste tu es instruit là-dessus. Tu connais les traîtres qui vendent la Nouvelle-France.

Lève-toi donc enfin ! Prends ce drapeau de la liberté, ce dra­peau de la Nouvelle-France. Prends-le. Groupe autour de lui tous les pères qui veulent sauver leurs enfants. Fais le tour de la Nou­velle-France. Lève toute une armée. Frappe à droite et à gauche. Marche, cours, dépense-toi pour regagner l'héritage de notre enfant.

Moi, je resterai ici. Mais, toute mon âme sera auprès de toi.

Lorsque je chanterai pour endormir le petit, ce ne sera pas comme ce soir des chants de désespoir. Ce sera des chants de vic­toire.

Je lui dirai au petit : "Dors bien, mon petit gars, dors en paix, ton papa est allé te chercher un royaume. Sois heureux, mon p'tit, sois heureux. Ton papa va bientôt revenir de son tour de Nouvelle-France. Il t'apportera un grand, grand drapeau de soie comme ce­lui que tu vois là sur le calendrier. Ce grand drapeau, papa te le donnera. Il sera le signe de ta délivrance."

Et puis, mon vieux, avec le petit, nous prierons la Sainte Vier­ge et le bon Dieu de te donner la victoire.

Pars, mon homme, pars pour la guerre contre les financiers. Fais honneur à ton drapeau créditiste.

Gilberte Côté-Mercier

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