Impossible !... Inconcevable !...

Louis Even le dimanche, 15 août 1943. Dans Éditorial

Une dame, en visite au Zoo, aperçoit une girafe pour la pre­mière fois. Elle n'en peut croire ses yeux. Elle braque sa loupe :

"Est-ce réel ? Est-ce imaginaire ? Mes sens me trompent sûre­ment. Cette chose-là est impossible. Non, Seigneur, pareil cou n'existe pas. Il n'existe pas, parce qu'il ne peut exister. Pareil cou est irrévocablement impossible, parce qu'il est inconcevable.

"Passerait encore un organe de cette longueur à l'autre extré­mité du corps de la bête. Une queue, par exemple. Ah ! oui, une longue queue, une très longue queue, c'est possible. Cela se voit, chez nos écureuils. Une queue, très bien ; mais pas un cou !

"Non. Jamais on ne me fera croire qu'il existe ou peut exister un cou de cette longueur-là. Ceux qui en parlent sont des utopis­tes. Ceux qui y croient sont des simplistes. Je suis trop digne et trop intelligente pour me laisser tromper. Ce cou-là n'existe simplement pas. Je n'y crois pas. Je ne veux pas y croire. Je ne le vois pas. Je ne veux pas le voir. Je ne veux pas en entendre parler."

*    *    *

Un homme, tout fier de son bagage intellectuel, tombe sur un journal Vers Demain. Il y est écrit que chaque Canadien et cha­que Canadienne a droit à un dividende national et devrait l'exi­ger. Stupéfaction. A-t-il bien lu ? Oui, c'est exprimé clairement, et même avec une longue liste d'arguments à l'appui. Notre lumi­naire proteste :

"Non. Jamais je ne pensais pouvoir lire pareille bêtise. Un di­vidende à tout le Monde ? Cela ne peut exister et n'existera ja­mais. De l'argent donné — donné par le gouvernement — donné par le gouvernement à tout le monde ! C'est impossible. Stricte­ment impossible. C'est même inconcevable.

"Passe encore le contraire. De l'argent donné par tout le mon­de au gouvernement — ah ! oui, cela, c'est non seulement possible, mais c'est familier. On voit cela tous les jours, avec tous les gou­vernements. Des taxes, oui. Des impôts, très bien. Mais pas un dividende, allons donc. Où a pu germer aussi ébouriffante excen­tricité ?

"Jamais on ne me fera croire qu'un dividende national puisse exister, ni dans la pratique, ni même dans l'imagination d'une tête saine. Ceux qui en parlent sont des utopistes. Ceux qui y croient sont des simplistes. Je suis trop digne et trop intelligent pour me laisser endoctriner. Cette idée-là est folle. Je ne veux pas y croire. Je ne veux pas la considérer. Je ne veux pas en en­tendre parler".

*    *    *

Et pourtant, madame la visiteuse incrédule, la girafe du Zoo est devant vos yeux, avec son long cou. Elle existe et se porte bien, peut-être mieux que vous.

Et pourtant, monsieur le lecteur incrédule, la base du dividen­de national, l'immense capacité de production non utilisée pour fournir les choses que le dividende demanderait, cette base-là existe, sous vos yeux : vous l'avez vue immobilisée pendant dix ans ; vous la voyez fonctionnant pour des choses épouvantables aujourd'hui.

Puis, sous vos yeux, le gouvernement canadien donne bel et bien, à des étrangers, un magnifique dividende d'un milliard huit cent millions, et la production canadienne y répond fort bien, malgré les centaines de mille bras vigoureux qui sont absents et n'y peuvent contribuer.

Puis, monsieur le scandalisé, le mouvement grandissant pour réclamer le dividende national existe et se porte bien, probable­ment mieux que votre tête, et surtout mieux que votre cœur.

Louis Even

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