Un mandat de cinq ans — Pour quoi ?

Louis Even le jeudi, 01 février 1940. Dans La politique

Les politiciens vont-ils nous imposer un programme borné?

Une bombe dans le ciel politique canadien. Session-éclair de cinq heures. Appel au peuple par les routes d’hiver. Pour des surprises, on ne le cède pas aux stratégistes qui se font face en Europe.

Voici le peuple invité à oublier ses chaînes et à prendre place sur son trône de juge.

Les favoris de l’automne 1936, fidèlement et silencieusement payés depuis lors sans qu’on sache trop pour quels services, vont enfin se ressouvenir de l’oublié. D’autres vont invectiver contre les premiers et demander un verdict différent.

Que s’est-il donc passé ? Est-ce que la dette publique ne continue pas de grossir normalement ? Est-ce que le peuple ne continue pas de souffrir sans trop crier, de subir sans trop regimber ? Est-ce que les journaux ne continuent pas de l’emplir et de l’hypnotiser ?

Renouvellement de mandat, s’il vous plaît : c’est King. Non, à moi le mandat, s’il vous plaît : c’est Manion. Je suis capable de conduire la guerre avec l’expérience acquise : c’est le chef libéral. Je veux la guerre menée plus rondement : c’est le chef conservateur. Je sais enchaîner le peuple sans qu’il s’en aperçoive : c’est le premier. Je saurai serrer les chaînes : c’est le deuxième.

L’un et l’autre sont habiles ; le banquier les aime également tous les deux : choisis, Baptiste.

LA QUESTION EN JEU

L’Action Catholique du 5 février publie les commentaires suivants de James N. Crandall en marge de l’élection fédérale :

"La grande question en jeu, c’est la guerre. Il ne saurait être question de savoir si le Canada, s’engagera ou non dans le conflit. La chose a été décidée par un vote unanime du Parlement le 6 septembre. Le gros point, ce sont les efforts du gouvernement de Mackenzie King dans la poursuite de cette guerre. Ont-ils satisfait le peuple, ou celui-ci désire-t-il une accélération de notre effort de guerre et veut-il en placer la responsabilité en d’autres mains ? "

Nous croyons que c’est, en effet, la seule question soumise au public par ceux qui choisissent les questions à soumettre au public. C’est tout de même un tantinet outrecuidant qu’on n’ait pas jugé à propos de demander au peuple s’il optait ou non pour la participation, question capitale, et qu’on le consulte maintenant uniquement pour savoir s’il est satisfait d’un degré de participation qu’on ne promet d’ailleurs pas de limiter à ce qu’il est actuellement, ou s’il réclame une participation plus intense. Et ceux qui veulent une modération, une diminution, une abstention — peuvent-ils le dire et comment ?

C’est sur l’objectif, non sur les méthodes, qu’une multitude peut se prononcer : on lui impose l’objectif et on lui soumet les méthodes !

Mais quittons ce domaine dans lequel on ne peut librement exprimer son opinion.

Nous nous refusons à croire que le degré de participation à la guerre doive être la seule chose à considérer par les électeurs dans le choix de leurs représentants pour un terme de cinq années.

COMPTES À DEMANDER

L’État est le gardien du bien commun. C’est à lui, en premier lieu, qu’incombe la responsabilité d’établir des conditions sociales et économiques dans lesquelles puisse s’épanouir une prospérité commune.

On ne nous fera jamais croire que la prospérité ne puisse être liée qu’à la participation à la guerre. Sous prétexte qu’on est en guerre, faut-il oublier les quatre années et demie du régime sous lequel la misère injustifiée, le chômage, les privations, ont continué d’aussi belle que sous les cinq années du régime précédent ?

N’avons-nous plus le droit, le devoir, de fustiger et condamner la paresse, ou l’incompétence, ou la lâcheté, ou la veulerie (au choix) de deux gouvernements qui se sont succédé au pouvoir, l’un et l’autre avec une énorme majorité, l’un et l’autre investis de la souveraineté, l’un et l’autre lamentablement stériles sauf en discours et en fabrication de dettes ?

Faut-il que le peuple, écœuré successivement par les deux partis traditionnels pendant une décade gravée en ruines dans les maisons comme sur les visages et dans les âmes, accorde maintenant l’absolution générale et se contente de choisir quel groupe de sacrificateurs continuera, pendant la guerre, l’immolation ininterrompue en temps de paix ?

LES FORGEURS DE CHAÎNES

Les forgeurs de chaînes ont eu libre jeu, ils continueront sans molestation : la guerre n’est pas contre eux.

La partie est belle pour étouffer les efforts des éveilleurs. La masse, abrutie par dix années d’affamation ou d’insécurité, n’est-elle pas mûre pour accepter à peu près n’importe quoi ?

Une fois de plus, on va recourir à la menace du pire pour faire plier sous le fouet. On criera aux électeurs de la province de Québec : Vous crevez de faim et de soucis depuis dix ans, n’en parlez plus, n’y songez plus, bénissez seulement les mains rouges qui ne vous imposeront pas la conscription.

Parler de réformes économiques, d’argent au service du peuple, ce n’est pas le temps, il ne peut être question que de l’homme au service de la guerre. La guerre finie, on s’excusera sur celle-ci de l’impossibilité d’assurer un sort humain aux familles et aux individus.

On nous ligote pendant la guerre : le patriotisme impérial l’exige. On nous ligote pendant la paix : la dette de guerre l’exige. Régime de privation en temps normal : la surproduction en est la cause. Régime de privation en temps de guerre : la destruction en est la cause. C’est la paix : six mois de sommeil au parlement, dettes, taxes pour le public. C’est la guerre : six jours d’agitation au parlement, dettes, taxes pour le public.

Mais paix ou guerre, guerre ou paix, les forgeurs de chaînes forgent, imperturbables ; le chaos, la confusion ne les dérangent pas, c’est leur meilleur rideau protecteur.

Et maintenant, peuple démocratique, tu as la fière consolation de confier toi-même le mandat au passe-menottes. Choisis.

ET LES AUTRES QUESTIONS

Qu’ont fait les conservateurs de 1930 à 1935, et qu’ont fait les libéraux de 1935 à 1940, pour placer le progrès matériel au service de la personne humaine, au service des familles canadiennes ?

Que nous présentent-ils aujourd’hui, pour que nous puissions vivre d’après les possibilités productrices du pays, et non pas d’après les restrictions imposées par ceux qui, "contrôleurs de l’argent et du crédit", sont devenus "les maîtres de nos vies" ?

Pour récompenser l’effort de guerre du Canada, son alignement avec les forces de la démocratie, va-t-on continuer de lui accumuler une dette impayable, de consolider les positions de la dictature financière ?

Est-ce que le tonnerre des canons, le vrombissement des avions de guerre, les sensationnelles transmissions des agences de presse juives, les tirades dégondées des jingos, les périodes sonores des unitaires, vont nous ahurir au point d’oublier les trahisons répétées ? Allons-nous encore paqueter le parlement fédéral des deux clans qui nous ont si bien ignorés et ficelés dans le passé ? Alors l’état de guerre, présumé pour la civilisation, aura été un excellent moyen de reculer notre libération économique.

Souhaitons tout de même qu’au moins quelques circonscriptions électorales se dégagent des chemins battus et nous fournissent des hommes détachés de tout lien, armés de lumière et de zèle, apôtres infatigables pour éclairer leurs frères et liguer les forces populaires contre les tyrans et les forgeurs de chaînes.

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Louis Even

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