Sans être expert

Louis Even le lundi, 01 février 1943. Dans Réflexions

Jacques n'est pas un expert en radio. Mais il a tout de même bien le droit de vouloir un radio. On n'a pas besoin de comprendre la technique de cet appareil pour s'en servir.

Il s'adresse à un agent. L'agent lui recommande et lui procure un Philco.

Jacques tourne la manette, joue avec les clefs pour capter les beaux programmes. Mais, les trois quarts du temps, il n'obtient que du bruit, des sifflements, des bouts de phrase.

Jacques se plaint. L'agent lui envoie un expert. L'expert dit à Jacques que son radio est normal, que les bruits qui l'agacent sont inévitables, qu'il n'a qu'à subir vertueusement un tintamarre qui est probablement, après tout, la punition de ses propres péchés, à lui, Jacques.

Pauvre Jacques !

Tout à coup, on annonce dans les journaux un programme inouï. L'expert passe chez Jacques et lui dit : Ne manquez pas ça! Puis l'expert touche une lampe ou deux, ajuste un fil d'antenne ou de terre, et laisse Jacques manipuler lui-même les manettes de contrôle exactement comme il l'avait toujours fait.

Et Jacques entend le programme jusqu'à la der­nière syllabe. Mais quel programme ! Une série de sacres, de blasphèmes, de chicanes entre-mêlées de coups de revolver, et un tas de choses à faire dresser les cheveux sur la tête. Mais clarté par­faite, service parfait.

Jacques conclut : Si mon radio peut fonctionner à perfection pour cette maudite mise en scène, il pourrait aussi bien fonctionner à perfection pour les programmes décents et aimables. S'il ne fonc­tionnait pas hier, ce n'était nullement à cause de mes péchés, mais uniquement parce que l'expert ne voulait pas le faire fonctionner. Je ne suis pas un expert, moi, mais je suis tout de même capable de juger des résultats.

Jacques a raison.

* * *

Jules a vu rouler des autos. Il trouve cela com­mode et remarque que n'importe qui réussit à conduire un auto, sans même en comprendre le mécanisme le moins du monde.

Jules décide d'acheter un auto. Il s'adresse à un agent. L'agent lui recommande et lui vend un Chevrolet.

Et voilà Jules au volant, après quelques leçons d'entraînement.

Mais, mon Dieu, quel damné auto ! Un jour, ce n'est pas trop mal; mais, les quatre-cinquièmes du temps, il faut au moins un quart d'heure pour démarrer. Puis des détonations de moteur. Puis des pannes à tous les deux milles.

Jules se plaint. L'agent lui envoie un expert en auto. L'expert dit à Jules que son auto est normal, que tous ces délais, ces arrêts, ces caprices de son auto sont le fruit de son manque de vertu. Qu'il change de coeur, et son auto ira à perfection.

Pauvre Jules ! Il ne se juge pas parfait, mais il soupçonne que la perversion est bien plus dans son auto que dans son coeur. Il faut quand même subir ?

Un jour, Jules est accosté par un fonctionnaire qui lui apprend que son auto est réquisitionné par le gouvernement fédéral. On le dédommage séance tenante, et séance tenante aussi, l'expert en auto, mandé par le fonctionnaire, revise rapidement les pièces vitales de l'auto, recharge la batterie, chan­ge une couple de bougies, nettoie et ajuste l'écartement des pointes des autres, et le fonctionnaire s'installe au volant. En une demi-minute, l'auto est en route, filant gaillardement comme jamais.

Notre Jules conclut: Si cet auto-là décolle à merveille et roule sans broncher lorsque le gou­vernement le réquisitionne, il aurait pu fonction­ner tout aussi bien lorsque je m'en servais pour mes fins personnelles. S'il bloquait, ce n'était nul­lement à cause de mon état de conscience, mais bien plutôt parce que l'expert en auto refusait de le mettre à point. Je ne suis pas un expert, moi, mais je suis tout de même capable de juger des résultats.

Jules a raison.

* * *

Baptiste n'est ni financier, ni banquier, ni éco­nomiste, pas même politicien. Mais quand Bap­tiste a de l'argent, il sait à quoi ça peut servir; et quand il n'en a pas, il sent que c'est triste et bête d'être sans argent.

Et Baptiste a passé dix années avec une ration d'argent plus que maigre. Baptiste et la femme à Baptiste, et les petits à Baptiste, manquaient de tout dans la maison. Le magasin regorgeait de tout. Le marchand voulait vendre. La femme à Baptiste aurait voulu acheter. Mais, d'argent, point. Les privations continuaient chez Baptiste, les choses restaient chez le marchand.

Quand Baptiste maugréait, il se faisait dire de se convertir d'abord, l'argent viendrait ensuite comme une bénédiction. Baptiste a fait de son mieux pour purifier sa conscience, bien des fois dans dix ans; ses pires péchés étaient de sacrer contre ceux qui empêchaient l'argent de venir jusqu'à lui.

À Baptiste purifié, on disait : Ce sont les péchés des autres. Priez pour la conversion des autres.

Baptiste récitait souvent son Pater. Pas absolu­ment imbécile, il remarquait que le Pater ne men­tionne point tant que cela les péchés des voisins. Puis il remarquait que le Pater nous fait deman­der notre pain quotidien et ne fait point demander d'argent. Et le bon Dieu, pensait-il, exauce le Pater, puisque le pain est là. Mais l'argent n'est pas là pour faire le pain voyager jusqu'à la table de bien des Baptistes. L'argent, l'argent, c'est peut-être, après tout, bien plus affaire des hommes qu'affaire du Père céleste.

Baptiste a passé ces choses-là dans sa saine tête de Canadien cent fois en dix années. Mais tou­jours, les voix autorisées, voix de politiciens, voix de savants professeurs d'université, voix de prési­dents de banques — et d'autres voix encore — répétaient : C'est une crise, Baptiste; rien à faire. Il faut prier, supporter et attendre, ça ne durera pas toujours.

On en est là, lorsque des démonstrations trop fortes de M. Hitler du côté de la Vistule, dit-on solennellement à Baptiste, obligent le Canada, sur l'honneur, d'entrer corps et âme dans la plus grande guerre de tous les temps.

Baptiste se demande : Où diable va-t-on pren­dre de l'argent pour fournir et habiller nos gars enrôlés par dizaines et centaines de mille ? Où va-t-on prendre de l'argent pour mettre des armes bien modernes entre leurs mains; pour construire des bateaux pour remplacer ceux que les sous-marins allemands vont couler ?

Guerre totale, nous dit-on. S'il n'y a plus d'ar­gent pour employer mes bras depuis dix ans, comment y en avoir pour employer les cent mille bras qui chômaient comme les miens, faute d'argent ?

Et Baptiste a été témoin d'une merveille. Per­sonne ne dit plus : Pas d'argent, restons les bras croisés, en prière, et attendons patiemment.

Oh ! mais non. On crie : Des hommes, des hom­mes ! Des choses, des choses ! Amenez hommes et choses !

Il n'est plus question de choses qui s'accumu­lent chez le marchand.

Au contraire, il faut se rationner parce qu'il n'y a plus assez de choses.

Et Baptiste conclut : Si l'argent vient tout d'un coup pour la guerre, autant qu'il en faut pour payer tous les hommes employables et toutes les choses produites, l'argent pouvait aussi bien venir avant la guerre pour employer tant de gens vali­des qui sollicitaient du travail, et pour payer tant de bonnes choses produites ou faciles à produire à profusion. Si l'argent ne venait pas avant la guerre, était-ce bien à cause de mes péchés ou de ceux des autres ? N'était-ce pas plutôt que parce que les fabricants d'argent arrêtaient ou parce que les destructeurs d'argent opéraient en vitesse ? Les gens ne sont pas meilleurs aujour­d'hui : ça boit au moins autant, ça sacre au moins autant, ça s'amuse au moins autant, et ça n'a pas l'air à prier beaucoup plus. On a voulu rejeter le manque d'argent sur l'intervention du ciel, mais je suis maintenant persuadé que la présence ou l'absence d'argent dépend exclusivement de l'in­tervention d'hommes. Et ce sont ces hommes-là qui sont pervers. Je ne suis pas un expert, moi, mais je suis tout de même capable de juger des résultats.

Et Baptiste a parfaitement raison.

Louis Even

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