Pain gagné deux fois

Louis Even le lundi, 15 février 1943. Dans Réflexions

Du pain gagné deux fois? Oui, il faut gagner son pain, le gagner deux fois avant de le manger. À moins qu'on soit le parasite qui prend et consom­me ou détruit au moins la moitié du pain gagné par les autres.

Mais où donc est ce commandement donné à l'homme de gagner son pain deux fois? Pas même dans le vieux Testament. On y lit bien le comman­dement donné à l'homme pécheur et pas encore ra­cheté : "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front." Mais il n'y est point écrit : Tu gagneras ton pain deux fois ou trois fois avant d'avoir le droit de le manger. Il n'y est point écrit : Lorsque tu auras gagné ton pain, tu demanderas aux ban­quiers la permission de le manger; ils y mettront des conditions qui te forceront à le gagner au moins une autre fois.

Rien de cela dans les livres de Moïse. C'était réservé à l'école de Montagu Norman.

Le commandement n'est point de la loi mosaï­que. Encore moins de la loi nouvelle, de la loi du Maître qui nous a appris à prier : "Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien".

Donnez-nous — c'est loin de : Faites-nous ga­gner deux fois.

* * *

Mais comment le pain est-il gagné deux fois? L'ouvrier sent assez que sa vie de labeur, de su­eurs, de fatigues, lui donne insuffisamment en re­tour de son travail. Il sent assez qu'il gagne son pain deux ou trois fois avant de le manger — mê­me s'il ne comprend trop comment.

Le propriétaire sait assez qu'il verse en taxes au gouvernement, municipal, provincial et fédéral, plus que le prix de sa maison en vingt ans, deux fois dans une vie de quarante ans, trois fois s'il vit soixante ans.

Le gouvernement sait assez qu'entre les deux guerres, il a fait les citoyens payer en intérêts tout le montant de la dette de guerre, et qu'ils la doi­vent encore toute.

Des observateurs ont remarqué qu'après avoir travaillé à remplir des greniers ou des entrepôts, des producteurs devaient travailler à détruire leurs instruments de production, animaux ou planta­tions, et que les consommateurs qui n'obtenaient pas les produits payaient pour les faire disparaî­tre. Ils payaient, avec le fruit de leur travail, un pain qu'ils ne mangeaient pas.

Les chômeurs de dix ans qui se sont arrêtés à méditer sur leur chômage, ont bien constaté qu'à ne rien faire ils ne produisaient rien; que les ma­chines arrêtées ne produisaient rien non plus; que les esprits, les bras et les machines qui ne fai­saient rien devenaient de moins en moins capables de faire quelque chose : capital détruit. Ils ont constaté tout cela, et ils ont certainement conclu que les privilégiés qui pouvaient travailler ga­gnaient à la fois leur propre pain, le pain des chô­meurs et le pain des exploiteurs; et pourtant ces travailleurs privilégiés ne mangeaient que leur pro­pre pain.

Les statisticiens nous démontrent que, malgré la lourdeur ou la paralysie du système de distribu­tion, malgré les crises cycliques qui en résultent, le monde, dans l'ensemble, voit sa production augmenter en moyenne de 4 pour cent chaque année, ce qui veut dire doubler au moins en vingt ans. Et, comme le moyen de paiement doit bien suivre la même progression, et que le moyen de paiement ne vient que sous forme de dettes à des gens qui ne font point la production, et que ces dettes por­tent intérêt, le producteur s'endette pour plus de pain qu'il en produit.

Nous ne parlons pas de la guerre, fruit du systè­me. Tout le monde sait bien qu'en temps de guerre, les activités de destruction égalent et dépassent vi­te les activités de production. Tout le monde sait qu'au Canada, 1,300,000 hommes et jeunes gens des plus capables ne travaillent que pour la des­truction, et que moins que ce nombre travaillent à produire le pain et les vêtements de tous. Tout le monde sait cela, et l'on a moins de difficulté à comprendre que la destruction, en temps de guerre, comme le chômage en temps de paix, fait les pro­ducteurs de biens utiles gagner leur pain plus que deux fois.

Le pain gagné deux fois. Mais c'est dans la tech­nique même du système d'argent et de crédit.

Les lecteurs des oeuvres de Douglas ont pu en trouver l'explication dans le chapitre IV, "A Me­chanical View of Economics" (Vue mécanique de l'économique), pages 45 à 50 de The Control and Distribution of Production.

L'ingénieur-économiste nous prie de considérer les choses dans leur réalité. Des bras, des efforts, des énergies, du matériel, employés à produire une chose ne le sont pas à en produire une autre.

Ainsi, en Angleterre, dit-il, tout le monde s'ac­corde sur le besoin de construire des maisons salu­bres. Pour ce faire, il faut des crédits, de l'argent. Si l'appel en est fait à la Banque d'Angleterre, la Banque répond : "Très bien, vous aurez de l'ar­gent pour bâtir, comme résultat de la construction de croiseurs pour le Chili. C'est-à-dire, nous allons prêter de l'argent au Chili pour acheter des croi­seurs construits dans les chantiers anglais. Les constructeurs anglais distribueront ainsi cet argent à des ouvriers anglais qui pourront se faire bâtir des maisons."

Cela, remarque l'auteur, semble impliquer une relation de cause à effet entre la construction de croiseurs et la construction de maisons. Pourtant, c'est exactement le contraire en réalité. Le maté­riel, la main-d'oeuvre, les énergies de toutes sortes employées à la construction de croiseurs sont autant d'enlevé à la construction de maisons. Si le système était le serviteur des besoins et des dispo­nibilités productrices, il fournirait les argents di­rectement pour l'emploi des énergies et du maté­riel du pays à la construction de maisons pour ré­pondre aux besoins du pays. Ce serait le Crédit Social.

Avec le système actuel, les maisons sont réelle­ment gagnées deux fois.

Dans notre propre pays, au Canada, ne voit-on pas dépouiller nos forêts et employer des milliers de bras canadiens à produire des tonnes de papier pour des appétits étrangers? Ce qui donne la per­mission à ces Canadiens de tirer sur la production des autres producteurs du Canada.

On dépense au moins deux fois autant d'énergies et de matériel qu'il en faudrait pour fournir aux Canadiens les choses réelles dont ils jouissent.

L'ascension du Canada vers le quatrième rang des pays exportateurs, avec une petite population de 12 millions, démontre bien que les Canadiens gagnent leur pain plus d'une fois avant de le man­ger.

Et comme l'économie de tous les pays civilisés est sur cette base, il n'y a qu'un moyen de la main­tenir : détruire en masse à époques d'autant plus rapprochées que la production massive abonde. La production détruite dépassant la production utili­sée, le monde dans son ensemble gagne son pain au moins deux fois avant de le manger.

Ce n'est point une nécessité de la nature. Ce n'est point un commandement du Créateur. C'est une institution de ceux qui contrôlent l'argent et le crédit. C'est une déduction de la fécondité im­posée à l'argent comme condition de sa naissance. C'est l'usure dévorante qui consomme en la dé­truisant plus de la moitié de la production de l'hu­manité civilisée.

C'est l'invention sortie de l'enfer pour rendre inopérante la quatrième demande du Pater ensei­gné aux hommes par leur Sauveur.

Finira-t-on par comprendre pourquoi les crédi­tistes se donnent à leur mission avec tant d'ar­deur?

Louis Even

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