Que les créditistes de Nouvelle-France mettent beaucoup d'entrain à propager l'Île du Salut, qui démontre la fumisterie des banquiers, cela se comprend : ils sont créditistes et depuis longtemps convaincus de ce qu'ils prêchent.
Mais que des revues généralement en bon termes avec la finance orthodoxe se permettent le même jeu, c'est du nouveau et cela peut bien mettre les banquiers sur les nerfs.
C'est pourtant ce qui est arrivé. Tout le monde connait, de nom au moins, le McLean's Magazine, publié à Toronto et très répandu dans le public lecteur anglais. Dans son édition du 1er mai, le MacLean's Magazine offrait à ses lecteurs une histoire - nouveau-genre au moins pour la grande majorité d'entre eux. Et cette histoire, ou plutôt cette parabole, portait la signature de Stephen Leacock. C'est la première fois que ce Stephen Leacock se moque du système bancaire ; et, comme Stephen Leacock a le tour pour ridiculiser et faire rire, il a parfaitement réussi. Les banquiers vont-ils lui pardonner.
Mais voici le résumé de l'histoire.
* * *
Quatre hommes d'affaires, victimes d'un naufrage, échouèrent, sans un seul sou dans leurs poches, sur une île des mers du Sud. Oh ! une île magnifique ! Des fruits à pain croissaient sur des arbres en grand nombre ; des noix de cocos se balançaient au sommet des cocotiers, et des bancs d'huîtres gisaient tout près du rivage.
Mais, pour ces hommes d'affaires, tout cela ne pouvait servir à rien. Ils n'avaient pas de "fonds" pour développer leur île. Avec une avance de fonds, ils auraient pu cueillir des fruits à pain et en faire du pain. Mais sans fonds ? Mon Dieu, ils ne pouvaient absolument rien faire. Ils n'avaient qu'à rester sur leur faim.
L'un d'eux, Eddie, n'avait qu'une santé assez précaire ; aussi était-il demeuré le moins riche des quatre, n'ayant jamais pu amasser plus qu'un million de dollars.
"Ne pensez-vous pas, dit Eddie, s'adressant au plus robuste de ses compagnons, ne pensez-vous pas que vous pourriez grimper au haut de ce cocotier et en faire tomber quelques noix ? Je me sens si faible !"
—"Mais qui donc va d'abord me signer une police d'assurance ?" répondit simplement l'autre.
Et voilà. Nos quatre hommes étaient complètement immobilisés et délaissés. Ils ne pouvaient même pas se faire avancer du crédit pour entrer dans l'eau et cueillir des huîtres.
Assis sur les roches, dans l'abandon le plus complet, ils se mouraient de faim. Ils ne pouvaient même pas se raser : pas d'union de barbiers dans l'île.
Le quatrième jour, l'homme faible, qui baissait à vue d'œil, dit aux autres :
"Si je meurs, je désire être enterré là-bas, sur cette petite colline, face aux flots de l'océan."
—"Nous ne pouvons vous enterrer, Eddie, répondirent les autres. Nous n'avons pas de fonds funéraires."
Épuisés, ils s'endormirent tous sur le sable du rivage.
Mais le matin suivant, lorsqu'ils s'éveillèrent, un ange se tenait debout près d'eux. Du moins, ils crurent que c'était un ange, bien qu'il fût coiffé d'un chapeau haute-forme et habillé d'un pardessus léger, impeccablement repassé, et d'un pantalon gris rayé, avec des guêtres cirées sur ses chaussures.
—"Êtes-vous un ange ?" demandèrent-ils.
—"Pas mal pareil, répondit l'étranger. C'est-à-dire que, au juste je suis plutôt directeur de la Banque d'Angleterre ; mais pour vous, c'est presque la même chose."
Directeur de la Banque d'Angleterre — ces mots ravivèrent nos hommes :
—"Oh ! des fonds, des fonds ! crièrent-ils. Pouvez-vous nous avancer des fonds ?
—"Mais certainement, dit l'ange. Je suis venu expressément pour cela... Je crois apercevoir une plume-fontaine dans la poche de votre gilet, Eddie : passez-la moi donc, s'il vous plaît. Bien, merci. Et ce cahier de dix sous fera bien l'affaire aussi. Très bien, merci, monsieur. Maintenant, ça y est ! Allumez un bon feu ; allez ramasser des huîtres ; cueillez quelques fruits à pain ; chassez cette chèvre sauvage. Pour moi, je vais vous arranger une avance de fonds pendant que vous préparerez le souper."
Le soir venu, tous s'assirent pour un bon repas. Et tout en mangeant, l'ange leur expliqua ce qu'il y avait dans le cahier :
"Voici notre livre de banque. J'ai capitalisé votre île à deux millions de dollars pour le moment, soit l'équivalent d'un demi-million par tête. Sur cette hypothèque, j'ai ouvert à chacun de vous un compte courant d'une centaine de mille dollars, vous l'inscrivant sous forme de prêt, selon les méthodes consacrées..."
Quelle activité le jour suivant ! Grimper au haut du cocotier ? Eh ! oui, certainement ; et le grimpeur avait été dûment assuré au préalable. Des huîtres ? Ils fondèrent une société d'assurance sur la pêche aux huîtres, émirent des polices, et les voilà dans l'eau jusqu'au cou !
Puis quel changement en moins de deux semaines ! Ils établirent un club, fixant la contribution annuelle des membres à mille dollars. Ils se bâtirent vite une maison de club, en figuier d'Inde, avec vue sur la mer. Et là, assis confortablement, ils pouvaient se reposer, dégustant de délicieux dîners aux huîtres grillées avec des coquetels aux noix de coco.
—"Et dire qu'il n'y a pas quinze jours, j'appelais la mort !" remarquait notre petit homme, Eddie. Par la suite, il y eut bien quelques incidents regrettables. C'est ainsi qu'un jour, quatre autres naufragés essayèrent d'aborder sur l'île. Mais les quatre premiers occupants, craignant de manquer de fonds pour huit, les repoussèrent avec des carabines. C'était pour défendre leur civilisation. Dommage que l'ange n'était plus là. Il leur aurait conseillé d'admettre les quatre nouveaux venus et de multiplier simplement les chiffres par deux, dans le livre de banque, y ajoutant même un petit extra, sous le nom d'intérêts, parce que, lorsqu'on développe un pays gratifié d'amples ressources, avec de l'argent de banquier, deux fois quatre, ça fait dix !
* * *
Telle est l'histoire des quatre millionnaires et de l'ange. Elle corrobore ce qu'enseigne celle de Martin dans l'Île du Salut. Mais cette fois, ça vient d'une autre source.
Stephen Leacock explique que les quatre millionnaires représentent la population du Canada. Et en effet, on a tous connu au moins les dix années de 1930 à 1940, pendant lesquelles les Canadiens restaient en panne devant les richesses de leur pays, parce qu'on manquait de fonds. Puis est venue la déclaration de guerre à l'automne 1939. Tout de suite, les anges de nos banques ont sorti leurs plumes et leurs cahiers, et les millions inscrits dans leurs livres ont permis au gouvernement de nourrir, d'habiller et de payer des centaines de mille jeunes gens qui n'avaient pu jusque-là trouver d'emploi, faute de fonds. Pauvres banquiers, voilà votre jeu connu de tout le monde ! Comment allez-vous faire pour immobiliser vos plumes après la guerre et obliger les gouvernements à crier qu'il n'y a pas de fonds ? Le système bancaire est une fumisterie. La dette publique est une absurdité. Le besoin de capital étranger est de l'enfantillage. L'exportation sans importation est de la folie.
Comment peut-on respecter des politiciens et des faiseurs de plans qui continuent de prendre ces choses-là au sérieux ?