Les animaux à Bretton Woods

le vendredi, 01 février 1946. Dans Réflexions

Las de se faire la guerre, les animaux décidèrent un jour d'établir une paix perpétuelle. Ils auront un organisme international pour juger des différents et ils fonderont leur prospérité sur une économie de commerce universel.

C'est du nouveau, et les problèmes surgissent im­médiatement. Le premier est celui des échanges. Qu'est-ce que le monde animal va adopter comme argent ?

C'est un problème grave, et une délégation s'en vient trouver Messire Renard, qui passe pour un expert financier.

Messire Renard répond que la question est certai­nement d'importance ; mais que la solution, pour être efficace, devra être acceptée par toutes les tribus d'ani­maux. Il convoque donc des représentants de toutes les tribus, en un lieu appelé Bretton Woods, où, pa­raît-il, les dieux aiment à répandre leur sagesse.

La conférence s'ouvre à la date marquée.

Le Chat dit : "J'ai une solution très simple. J'avoue que je ne l'ai pas découverte moi-même. Mais je vis avec les hommes et je m'instruis avec eux. Leur argent consiste en simples morceaux de papier. Rien de plus facile à trouver, donc aucune raison de manquer d'ar­gent. Je vote pour les morceaux de papier."

Tout le règne animal est sur le point d'applaudir, quand Messire Renard se lève :

"Pas si simple que cela, messieurs. Je suis un expert financier, et vous l'admettez. Si nous adoptons le sys­tème monétaire proposé par le Chat, nous aurons la pire inflation avant longtemps."

Le Mouton : "Oh ! l'inflation ! Que le ciel nous en protège ! À vrai dire, je ne sais pas du tout ce que c'est que l'inflation ; mais à la manière dont nous en menace l'expert financier, c'est sûrement quelque chose de terrible."

Le Lapin dit : "Il n'y aura pas d'inflation tant qu'on réglera l'argent exactement d'après la produc­tion. Les morceaux de papier dont parle le Chat ne seraient pas si mal, pourvu que ce soient des mor­ceaux de papier bien distinctifs, portant le sceau du Royaume, et pourvu qu'on ne les mette en circulation que d'après le volume des produits." 

Messire Renard : "Défiez-vous de cette théorie de l'argent d'après la production, monsieur le Lapin. L'argent sain doit être d'après l'or, et non pas d'après la somme de tous les produits."

 L'Ours : "Qu'est-ce que cela veut dire ?"

Messire Renard : "Cela veut dire que le seul vérita­ble argent au monde, c'est l'or."

Le Kangourou : "La sagesse est chez Messire Re­nard. L'expert financier ne peut pas se tromper : l'or sera donc notre seul argent."

Le Lièvre : "Cela peut paraître très bien pour le Kangourou qui a une poche sous le ventre. Mais com­ment moi, Lièvre que je suis, pourrais-je courir en vrai Lièvre et porter avec moi une livre d'or ?"

La Chèvre : "Le Lièvre a raison. Pourtant Messire Renard ne peut pas avoir tort."

Messire Renard : "L'objection du Lièvre a été pré­vue, et j'ai réglé le cas. L'or sera l'argent. Mais vous n'aurez pas à le porter sur vous. Je creuserai une voûte. Vous m'apporterez tout l'or que vous pourrez trouver, et pour chaque once d'or que vous m'appor­terez et que je mettrai dans ma voûte, je vous ferai imprimer 35 morceaux de papier, bons chacun pour un dollar de produits."

Le Chat : "Ah ! mon idée du papier était bonne, hein ?"

Messire Renard : "À condition qu'il n'y ait pas plus de papier que d'or. C'est l'or qui reste le vrai argent. Le papier est simplement le certificat attestant qu'il y a un montant égal d'or dans la voûte."

Le Chien : "Au juste, monsieur le Financier, est-ce le régime de l'or ou le régime du papier que vous préconisez ainsi ?"

Messire Renard : "C'est le régime de l'étalon-or."

*    *    *

Et chaque membre de la Conférence animale de Bretton Woods retourne à sa tribu, où il fait rapport. Chaque tribu se hâte d'adopter l'étalon-or décrété à Bretton Woods ; car la tribu qui refuserait serait boy­cottée par toutes les autres.

Dans la tribu des Lapins, il y a bien une grosse discussion, mais on décide l'adoption : que perd-on à essayer, dans l'intérêt de la paix et de l'harmonie ?

Et voilà les animaux qui apportent de l'or chez Messire Renard. Et Messire Renard qui livre à chacun des dollars de papier en rapport exact avec l'or apporté.

Tout va bien pour un temps.

Mais chez les Lapins, les familles se multiplient rapidement. Et bientôt les Lapins trouvent que l'ar­gent de papier en circulation ne suffit pas, même pour leurs échanges domestiques. Ils voudraient en faire imprimer davantage, au moins pour leur commerce interne. Mais Messire Renard s'y oppose formellement : il ne veut pas introduire l'inflation au sein du règne animal.

Les Lapins tiennent une assemblée secrète. Un La­pin, très intelligent et qui a toujours passé pour un maître en logique, demande la parole :

"J'ai un moyen pour satisfaire à la fois la tribu des Lapins et le règlement de Messire Renard. Le Re­nard veut de l'or pour chaque émission de papier qu'il nous permet. Le plus simple pour nous, c'est de nous emparer de l'or dans sa voûte. Nous sommes bons creuseurs. Nous allons creuser un tunnel pour aller d'ici à sa voûte ; nous prendrons de temps en temps une partie de son or et nous le lui apporterons pour avoir de l'argent de papier."

Tous les Lapins acclament avec enthousiasme. Ils s'étonnent seulement qu'ils n'aient pas eu cette idée plus tôt.

Les voilà à l'œuvre.

Le lendemain, ils apportent de l'or à Messire Re­nard.

"Très bien, dit le Renard, voici de l'argent de pa­pier." Et le Renard remet dans sa voûte l'or qui en était sorti à son insu.

Les Lapins renouvellent leur manège de temps en temps. Si bien qu'après quelques mois, tout l'or de la voûte est sorti et rentré. Et il y a en circulation deux fois autant de billets que l'or dans la voûte. Mais seuls, les Lapins le savent, et le monde animal con­tinue de croire à l'étalon-or.

Personne ne parle d'inflation : parce que, si l'argent a augmenté graduellement, la demande a augmenté graduellement, et la production aussi. La prospérité se maintient, grâce au truc des Lapins.

Chez les Lapins, on a cessé de croire à la supériorité financière de Messire Renard. La tribu décide d'établir une chaire d'économie politique, et invite tous les animaux à venir y entendre le fameux professeur dont l'initiative non publiée a résolu la crise.

On se garde de dévoiler le stratagème des Lapins. Mais le professeur enseigne ouvertement que l'argent est sain lorsqu'il est en rapport avec la production, quelle que soit la quantité d'or présente ou absente dans la voûte de l'État.

Son enseignement est si logique, et donné avec toute la conviction de l'expérience connue des seuls Lapins, que beaucoup d'animaux croient à sa théorie, et de­mandent au professeur d'en consigner l'explication dans un livre.

Le Kangourou et le Mouton, cependant, refusent de croire avant d'avoir consulté Messire Renard. Ils achètent donc le cours complet du professeur et l'ap­portent au Renard.

Messire Renard le lit d'un bout à l'autre.

"Qu'en pensez-vous, maître ?" demandent le Kan­gourou et le Mouton.

—"Bah ! répond Messire Renard, c'est l'utopie cré­ditiste. Cela paraît logique aux simples d'esprit. Mais, dans la pratique, c'est d'une réalisation impossible. Jamais l'argent ne conserverait sa valeur une seule journée, s'il n'y avait pas dans ma voûte un montant d'or égal au montant de l'argent de papier. Je sais ce que je dis, je suis un expert financier."

Un des Lapins qui a creusé le tunnel vient d'entrer. En entendant la dernière phrase du Renard, il a peine à se retenir : il sert et s'éloigne en riant comme un bossu.

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