La guerre nécessite bien des dérangements à la vie normale. Mais que les mesures de guerre aillent jusqu'à mettre totalement à pied des petits commerçants, des petits industriels, ce n'est plus pour ces victimes une mesure temporaire, c'est un assassinat économique irréparable.
Les maisons sacrifiées sont souvent le résultat de toute une vie. Fermées d'un trait de plume, elles ne revivront pas. Le propriétaire dépossédé n'aura pas une seconde vie pour recommencer. Ce sont les gros qui bénéficieront de la disparition des petits; ils prendront la clientèle et la tiendront avec la serre qu'on leur connaît.
On sait que le tsar Gordon a tous les pouvoirs en main. Il peut octroyer des licences; il peut retirer des licences. Il peut supprimer des commerces; il peut forcer des commerces à se fusionner. Ses décisions sont sans appel. Pourtant Gardon n'a jamais été élu par le peuple. Il paraît même que, derrière la scène, il est loin de s'entendre avec au moins l'un des élus du peuple, l'Hon. James Gardiner, ministre fédéral de l'Agriculture.
Il y eut bien une mésentente semblable entre l'Honorable Mitchell, élu du peuple, et le tsar Little du Service Sélectif. L'orage finit par éclater : le tsar allait plus vite que le politicien habitué à serrer l'étau cran par cran.
Quant aux volontés du tsar Gordon, elles ne peuvent être infirmées, avant leur expression, que par un véto écrit de l'Hon. Ilsley, ministre des Finances. Mais Gordon était banquier avant d'être tsar du commerce; et quand les dirigeants des banques ont-ils trouvé un ministre des Finances bien réfractaire?
Voici ce que Today and Tomorrow écrivait récemment en marge des décrets du tsar Gordon :
"Gordon est un banquier. Et c'est ce banquier qui, en ce moment, détient plus de pouvoir que toute autre personne au Canada. De ses décisions, dépend apparemment le sort de 125,000 petits pro'priétaires dans le commerce de détail — hommes modestes qui doivent déjà lutter contre les empiètements des gros intérêts et qui, s'ils veulent survivre, devront se hâter de faire comme leurs camarades d'Angleterre : s'organiser pour résister à la menace et pour protéger leur liberté de faire du commerce.
"L'un des plus grands dangers de l'heure, c'est la tendance à la centralisation — centralisation dans la production, dans la distribution, et dans le gouvernement lui-même. Si l'on permet la continuation dans cette voie, il n'y aura plus de commerçants individuels à la fin de la guerre, tout aura été absorbé dans des institutions. C'est là l'indication d'un grand mal.
"Derrière chaque petite entreprise, il y a toute une histoire d'initiative personnelle, de courage personnel, de détermination personnelle. Ce n'est pas une institution, mais une personne qui se tient derrière le comptoir du petit magasin. Cette personne, c'est le propriétaire, souvent le fondateur, souvent aussi à la fois gérant, travailleur et commis. Cet homme pioche laborieusement à travers des factures, des inventaires, des livrets de rationnement qui volent son temps. Il tient bon, parce qu'il est dans sa vocation, il fait un travail qu'il aime et auquel il a voué sa vie. Il apprécie cette liberté d'être à l'occupation de son choix.
"Aujourd'hui, il tient encore, malgré de nouvelles difficultés — combien d'articles qu'il ne peut obtenir et servir à ses clients! Il ne fait pas autant d'argent, mais il continue de faire de son mieux pour garder et satisfaire sa clientèle.
"Déracinez-le de son commerce, puis déracinez son commerce, et vous déracinez les derniers vestiges de liberté personnelle laissés à des hommes libres déjà mis dans le dénûment."