La science, progrès ou suicide ?

Maître J.-Ernest Grégoire le lundi, 15 février 1943. Dans Réflexions

Déclaration d'un grand savant

Un grand savant anglais, une des lumières mo­dernes dans le domaine des sciences physiques, le professeur Frederick Soddy, déclarait récemment :

"La science sans le Crédit Social est pur suicide."

("Science without Social Credit is sheer ­suicide.")

Le professeur Soddy est arrivé à cette conclu­sion après des investigations en économiques, fai­tes par lui pour savoir qui ou quoi empêchait le monde de profiter des facilités et des richesses mi­ses à la disposition des hommes par la science ap­pliquée.

Il était naturel que le professeur Soddy sortît un peu de son laboratoire de physique pour faire une excursion dans le laboratoire économique. Quel homme sensé ne s'arrête pas de temps en temps pour se demander où mènent ses occupations, où aboutissent ses travaux ?

Les pionniers de la chimie, de la physique, de l'électricité, de l'avionnerie, peuvent bien douter de l'utilité de leurs découvertes, lorsqu'ils voient les hommes ne s'en servir efficacement que pour tuer.

Raisonnements incomplets

On se rappelle qu'il y a quelques années, des journaliers de Québec détruisaient à la dynamite un excavateur mécanique. Leur raisonnement était très simple : "Cette pelle mécanique nous remplace. Nous sommes sans ouvrage. Faisons-la sauter : il faudra bien que l'entrepreneur nous rappelle, nous emploie et nous paie."

On a ri dans le temps de la naïveté de ces braves manœuvres. Ils y allaient sincèrement. Ils avaient besoin de pain. Le pain les attendait : mais pour le manger, un règlement oblige de travailler. Or la pelle mécanique travaillait à leur place. Comme la pelle mécanique ne mange pas, le pain moisissait et les chômeurs souffraient.

S'ils avaient été aussi renseignés que la plupart d'entre eux le sont aujourd'hui, grâce au Crédit Social, ils auraient dit : "Cette machine travaille à notre place. Très bien, c'est le progrès. La machine est là pour nous libérer du labeur. C'est le fruit de la science. La science est un bien commun. Profitons de ce bien commun : moins de travail ; mais autant de revenus, même plus de revenus s'il y a plus de produits."

Mais comment avoir un revenu sans être à travail salarié ?

Dans le système actuel, impossible. Impossible, parce que les règlements du système sont bâtis sur un raisonnement pour le moins aussi incomplet que le raisonnement des chômeurs qui dynamitèrent l'excavateur mécanique.

Le système dit : "Pas de travail, pas d'argent ; pas d'argent, pas de produits." Si donc la science élimine le travail, elle enlève le droit au produit.

C'est pour cela que le professeur Soddy déclare que la science, sans le Crédit Social, est un pur suicide.

Suicide, ce qui supprime le droit au produit en supprimant le travail.

Progrès, ce qui supprimerait le travail sans supprimer le droit au produit, en donnant un dividende pour remplacer le salaire.

Question d'objectif

Tout se résume à une question d'objectif. Savoir reconnaître la fin, le but d'une chose.

Le Crédit Social a toujours les yeux sur l'objec­tif et raisonne en conséquence. Les règlements "or­thodoxes", eux, ignorent l'objectif ou l'immolent pour s'en tenir à des méthodes reçues.

Ainsi, quel est l'objectif du travail en économi­que ? C'est de produire des biens, marchandises ou services. Ce n'est nullement de distribuer de l'ar­gent. Le travail a pour but de fournir des produits, non pas de fournir un revenu.

Les créditistes savent cela et concluent : Si le produit est déjà là, pourquoi parler de travail pour le faire venir ?

Les conformistes savent probablement aussi que le travail a pour but de produire des biens, mais ils raisonnent comme si le travail avait pour but de fournir un revenu. Ils diront : Le produit est là, c'est vrai ; mais il y est venu sans labeur humain ; or, il faut occuper l'homme, lui trouver un emploi payé pour qu'il ait le droit de se procurer le pro­duit fait par la machine.'

Aussi, un régime créditiste saluerait-il tout pro­grès. Si beaucoup de produits viennent pour peu d'efforts, tant mieux, c'est essentiellement écono­mique. Un régime créditiste distribue ces produits sans réclamer l'effort. Avec le Crédit Social, la science est véritablement un progrès : elle donne des loisirs à l'homme sans le priver, elle le dégage des soucis matériels et il ne tient plus qu'à lui de s'appliquer à des occupations supérieures.

Mais l'orthodoxie (le conformiste) persiste à lier le revenu au travail. Pour elle, le progrès scientifi­que crée des problèmes. Elle ne peut concevoir une distribution faite à des humains qui n'ont pas con­tribué personnellement à la production. Puis cette économie bouchée se prétend gardienne de la mo­rale : un homme libéré du travail de production, quelle damnation !

Pour être conséquente avec sa philosophie d'une humanité bien employée, bien attelée, l'économie conformiste devrait s'opposer à toute application scientifique qui soulage le travail de l'homme.

Si l'emploi total, l'embauchage intégral, est réel­lement l'idéal, il est très facile d'y arriver. Qu'on supprime, par exemple, le chemin de fer de Québec à Chicoutimi, et qu'on emploie une multitude de Québécois à transporter les marchandises à dos de Québec au Lac St-Jean et en sens inverse.

Le produit vient, mais l'emploi fait défaut, et cela vous chavire ? Très bien : occupons des cen­taines d'hommes, des milliers mêmes, à creuser un immense canal, puis à le remplir, puis à le creuser de nouveau pour le remplir encore. Qu'on attache un salaire à ce genre de travail : les hommes gagne­ront un revenu pour acheter les produits de la ma­chine qui, pendant ce temps-là, fait des choses beaucoup plus utiles.

Voilà quelques précieuses suggestions pour les grands sociaux qui considèrent les loisirs comme une malédiction !

La guerre doit, d'ailleurs, admirablement servir leur ordre l'idées. On détruit sur une grande échel­le ; on construit pour activer cette destruction, et tout le monde est bien occupé.

Mais, dira-t-on, la guerre est un suicide pour l'humanité ! Oui, et cela corrobore justement la re­marque du professeur Soddy.

La science mène nécessairement aux loisirs ou à la guerre. Elle mène aux loisirs si l'on accepte une économie créditiste pour la distribution. Elle mène à la guerre si l'on maintient l'économie du revenu lié exclusivement au travail.

Maître J.-Ernest Grégoire

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